En 2010, une grande partie de l’attention des autorités et du public était focalisée sur le terrorisme d’inspiration djihadiste. La montée en puissance rapide de l’État islamique au Moyen-Orient, la mobilisation de milliers de civils et de résidents de pays européens pour rejoindre ces groupes, et la vague d’attentats terroristes organisés ou incités par Daesh ayant frappé l’Europe avaient marqué le discours des décideurs politiques à travers l’Europe.
Fin de l’année 2010 et avec le début de la nouvelle décennie, la menace représentée par le djihadisme n’a pas disparu, mais elle a considérablement diminué. En conséquence de ce déclin, les préoccupations des décideurs politiques et des leaders d’opinion se sont en partie penchées ces dernières années sur les manifestations non violentes des islamistes. La population européenne débattait de plus en plus autour de l’impact des groupes islamistes sur leur société. S’ils agissaient dans le cadre de la loi, ils diffusaient des idées très controversées incompatibles avec les valeurs occidentales et ils menaient également des actions pouvant avoir un impact négatif sur la cohésion des sociétés européennes.
Lors d’un discours largement salué en avril 2019, le président français, Emmanuel Macron, a abordé le phénomène comme l’un des plus grands défis auxquels son pays devait faire face : « Nous parlons d’un communautarisme qui se répand dans certains quartiers de la république. Il s’agit de la division qui avance en secret. En tant que République, on renonce à ses promesses dont on ne peut les tenir. Nous parlons de personnes qui mettent en œuvre un agenda politique au nom de la religion, à savoir celui de l’islam politique, ils offensent notre république. Et j’appelle donc le gouvernement à être rigoureux ».
Les observateurs politiques européens ne se sont pas surpris que Macron, un farouche opposant au populisme mais aussi expert en termes des points sensibles de son pays, soulignaient les effets négatifs de l’islamisme sur la société française. Le président français a simplement exprimé les inquiétudes grandissantes chez les décideurs politiques européens.
Toutefois, ces inquiétudes ne sont pas nouvelles en Europe. En 1988, par exemple, différentes organisations islamistes parmi les communautés musulmanes britanniques ont mené une campagne contre le livre de Salman Ruchdie « Les versets sataniques ». Cette agitation a atteint son apogée en brûlant le livre publiquement à Bradford. À ce moment-là, du moins, il était clair pour les agitateurs islamistes et le Royaume-Uni que l’islamisme était devenu une force qui tiendrait le pays en haleine pendant de nombreuses années. Quelque chose de similaire s’est produite en France vers la fin des années 1980, début des années 1990, lorsque des groupes islamistes se sont mobilisés contre l’interdiction du hijab dans les écoles et les endroits publics. L’État français et le public français ont dû admettre que les courants islamistes avaient gagné du terrain au sein de la République et ils étaient sur le point de remettre en question les normes sociales du pays.
Depuis ces premiers événements-clés, la plupart des pays européens ont débattu autour de la manière avec laquelle traiter l’islamisme. Le large éventail de mouvements islamistes auxquels l’Europe est confrontée est complexe et peut même mettre beaucoup de gens dans la confusion. L’islamisme est essentiellement un mouvement très diversifié. Tous les mouvements islamistes ont certaines idées fondamentales en commun, mais ils diffèrent également considérablement les uns des autres au niveau de plusieurs points : par rapport à l’orientation théologique et politique, à leurs tactiques et stratégies. Une différenciation possible – bien qu’elle soit simpliste – peut être relevée sur la base de leurs modes opératoires respectifs. Il en ressort trois sous-catégories : les rejetés violents (rejetistes), les rejetés non violents (rejetistes) et les participationnistes.
Les idées sur la nature des islamistes ne sont pas homogènes parmi les décideurs politiques, les universitaires et les leaders d’opinion européens. Certains adoptent une approche plus optimiste, affirmant que les groupes islamistes ont simplement des opinions conservatrices qui peuvent être en conflit avec celles de la plupart des Européens, mais elles sont néanmoins légitimes et inoffensives. D’autres soutiennent, par ailleurs, que les participationnistes, tels que les réseaux européens associés aux Frères musulmans, favoriseraient l’intégration des communautés musulmanes occidentales. Dans cette optique, ils devraient bénéficier d’un modèle permettant aux musulmans de pratiquer leur foi de manière générale et de préserver leur identité islamique et en même temps d’être impliqués activement dans la société en tant que citoyens. Sur un autre plan, une interprétation optimiste suggère que les islamistes participatifs feraient office d’une affirmation positive pour les jeunes musulmans en les incitant à investir leur énergie et leur frustration dans le processus politique plutôt que dans la violence ou l’extrémisme. Les gouvernements devraient exploiter leurs activités de terrain et travailler avec eux sur des problèmes communs tels que le chômage, la criminalité, la drogue et la radicalisation.
D’autres, comme la plupart des agences de renseignement européennes, sont plutôt pessimistes quant à l’impact des réseaux islamistes. Les critiques soutiennent que les groupes islamistes non violents propagent une interprétation de l’islam qui creuse un fossé entre les musulmans et les non-musulmans, contribuant ainsi à la polarisation et au blocage de l’intégration. Des voix pessimistes sont préoccupées par l’influence croissante des groupes islamistes qui tentent d’inciter les membres des communautés musulmanes locales (principalement par le biais de la prédication mais souvent par diverses formes de pression sociale, d’intimidation et parfois de violence) à rompre avec la société majoritaire en appliquant une législation, une éducation et des systèmes de protection sociale alternatifs.
Cette critique est souvent faite non seulement contre les rejetés non-violents mais aussi contre les Frères musulmans, malgré l’affirmation de ces derniers de favoriser l’intégration et la participation politique. A en croire les voix pessimistes, les représentants des organisations des Frères musulmans ont compris qu’infiltrer le système est le meilleur moyen d’obtenir ce qu’ils veulent plutôt que de l’attaquer directement. Après tout, les affrontements acharnés entre les groupes djihadistes en Occident ne mènent nulle part – du moins pour le moment. En devenant le partenaire privilégié de la société européenne, ils capitalisent sur la volonté désespérée des élites européennes d’entrer en dialogue avec les représentants de la communauté musulmane, se présentant comme la voix de l’ensemble des musulmans européens, puis exploiter le pouvoir et la légitimité des interactions qui en résultent. Cela renforcerait à son tour leur position au sein de la communauté. Les observateurs pessimistes pointent aussi un changement constant dans le discours des Frères musulmans en Occident : s’ils semblent modérés à l’extérieur et expriment leur fidélité à la démocratie, ils sont radicaux à l’intérieur et attisent la haine contre l’Occident.
En outre, les critiques mettent en garde contre les effets possibles des islamistes non-violents sur les processus de radicalisation violente. Les critiques soutiennent que les salafistes et les Frères musulmans prônent des idées qui, par déduction, justifient la violence et exhortent les jeunes hommes en colère à être plus ouverts par rapport aux groupes djihadistes. Dans le débat britannique, les partisans de cette hypothèse ont toujours dit que les islamistes non-violents « composent la musique d’ambiance sur laquelle dansent les kamikazes ». Cependant, beaucoup considèrent cette position d’un œil critique et la question de savoir si les islamistes non-violents sont désormais un dispositif « attisant le feu » de la radicalisation violente ou, au contraire, un « pare-feu » protecteur contre cette tendance. Cela a façonné le débat occidental contre le terrorisme durant les vingt dernières années.
Un autre défi majeur lié aux islamistes découle du fait que la plupart des activités des groupes islamistes sont légales. Parfois, selon les conditions locales, certaines de leurs discours violent les lois relatives à la discrimination, aux discours de haine ou à l’antisémitisme. En outre, il y a de nombreux cas où des groupes islamistes européens ont soutenu le Hamas ou diverses milices qui ont combattu dans la guerre civile syrienne et ont mené des attentats en dehors de l’Europe de diverses manières.
Bien qu’elles soient considérées comme problématiques, la grande majorité des activités dans lesquelles les islamistes européens sont impliqués (sermons, activisme politique, collecte de fonds, construction de mosquées et d’écoles, etc.) ne sont pas illégales en soi. Les lois de certains pays punissent ces comportements lorsqu’ils sont considérés comme faisant partie d’une stratégie subversive plus large. En général, les islamistes opèrent largement dans les limites de la loi et bénéficient d’un droit constitutionnel défendant un ordre islamique.
Afin de les distinguer des groupes terroristes/violents, les autorités allemandes utilisent le terme « légaliste » pour les groupes qui « essaient de faire respecter un ordre qu’ils interprètent par l’influence politique et sociale ». La distinction a des conséquences pratiques : si les premiers sont illégaux et que l’adhésion ou le soutien sont également illégaux, les seconds sont tolérés par l’État mais placés sous surveillance. Si peu d’autres pays ont formalisé la même distinction que l’Allemagne, les autorités européennes sont de plus en plus conscientes des problèmes posés par les groupes islamistes. Cependant, en raison de leur nature légaliste, ils sont presque à l’abri de nombreuses mesures (interdictions, arrestations de membres, etc.) que les gouvernements prennent généralement pour lutter contre les groupes violents.
Un autre challenge auquel font face les groupes islamistes, c’est leur influence démesurée. En observant les chiffres, on constate que les activistes islamistes sont une petite minorité. Mais étant donné leur engagement pour leur cause, leurs capacités en tant qu’activistes et les nombreuses ressources financières dont ils ont profité pendant des décennies, ils peuvent apparaître d’une force démesurée. Cette dynamique est évidente dans deux contextes différents mais liés : au sein des communautés musulmanes européennes et dans les interactions avec les institutions européennes.
Bien que la dynamique pour le premier varie quelque peu d’un pays à l’autre, les islamistes à travers l’Europe ont pu construire un réseau élaboré de mosquées, d’organisations caritatives, d’écoles, de lobbying et d’organisations de défense des droits civils et de nombreuses autres formes d’organisation de la communauté musulmane locale. Des garderies aux salons funéraires, en passant par les organismes de certification halal et des entreprises médiatiques, les islamistes tentent de répondre à toutes sortes de besoins des musulmans européens. Ces efforts n’ont pas nécessairement conduit la majorité des musulmans européens à adopter leur vision du monde, qui est généralement leur objectif ultime. Il ne fait aucun doute, cependant, que la plupart des organisations non islamistes n’ont pas les ressources (et dans de nombreux cas n’ont pas la disposition) pour rivaliser avec les islamistes dans leurs efforts pour influencer les communautés musulmanes européennes.
Pour la même raison, les islamistes ont souvent gagné une influence disproportionnée dans les institutions européennes : politiciens à tous les niveaux, institutions gouvernementales, administrations locales, médias, etc. Cela est particulièrement vrai pour les organisations associées aux Frères musulmans, étant donné leur nature et leurs tendances politiques passionnées de se présenter comme étant un interlocuteur modéré et fiable. Bien que les circonstances varient d’un pays à l’autre, il est très probable que lorsque les institutions européennes s’adressent à la communauté musulmane, beaucoup, sinon la totalité, des organisations engagées ou des individus à des degrés divers appartiennent aux réseaux des Frères musulmans. Les exceptions pour cette situation ne sont pas rares car des changements se sont produits dans divers pays ces dernières années. Mais, dans l’ensemble, il est évident qu’aucun autre mouvement islamique n’a ni la visibilité, ni l’influence politique, ni l’accès aux élites européennes comme les Frères musulmans l’ont fait ces dernières décennies.
Les Frères musulmans en Autriche ont révélé que le réseau des Frères musulmans autrichiens _ le schéma est similaire dans tous les pays occidentaux _, a atteint un niveau de visibilité et de puissance qui n’est pas proportionné au petit nombre de ses membres. Grâce à leurs vastes ressources financières et leurs capacités organisationnelles, leurs dirigeants et organisations ont largement réussi à devenir les représentants légaux et réels de la communauté musulmane autrichienne ainsi qu’ils sont devenus les personnes en contact directe avec les politiciens autrichiens, les médias et les organisations de la société civile pour toutes les questions liées à l’islam et au-delà. Ce n’est qu’un exemple qui montre comment, dans la compétition pour représenter les musulmans occidentaux, une minorité bien organisée a remporté une victoire relative sur des minorités moins bien organisées lorsqu’il s’agit de donner la parole à la majorité silencieuse.
Vu les manifestations violentes de l’idéologie, le débat sur l’islamisme non violent passe souvent au second plan. Pour des raisons évidentes, les attentats terroristes, surtout lorsqu’ils sont aussi fréquents et dramatiques comme ceux ayant frappé l’Europe ces dernières années, retiennent toute l’attention des décideurs politiques, des agences de sécurité et des médias. Peu d’attention est accordée aux activités des islamistes non-violents: elles sont pour la plupart légales. Elles aboutissent rarement à des événements dramatiques comme le fait de brûler un livre à Bradford, et ils répondent souvent (parfois justifiés, parfois non) par des accusations de racisme et d’islamophobie contre ceux qui attirent l’attention sur eux. Toutefois, ces dernières années, le débat sur l’islamisme non-violent semble avoir pris de l’importance dans plusieurs pays européens.
Ce débat a des implications très pratiques pour un large éventail de domaines politiques : de l’intégration à la sécurité, de l’éducation à la politique. Les islamistes, y compris les salafistes, devraient-ils être autorisés à diriger des écoles privées, par exemple ? Les gouvernements européens devraient-ils travailler avec des organisations des Frères musulmans, qui ont souvent un gisement d’enseignants plus important et mieux organisé, pour enseigner l’islam dans les écoles publiques ? Devraient-ils être partenaires des gouvernements européens dans la formation et la sélection des agents pastoraux pour le système pénitentiaire, l’armée, la police et d’autres institutions similaires ? Devraient-ils recevoir des fonds publics pour mener des activités sociales, éducatives et d’intégration avec les communautés musulmanes et les nombreux réfugiés des pays à majorité musulmane ? Devraient-ils être impliqués dans une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme et la radicalisation ?