La dernière décennie a levé le voile en Syrie sur de nombreuses questions qui étaient vues en tant qu’axiomes, soit au niveau de la recherche intellectuelle, ou au niveau de la réalité politique et de l’interaction sociale par rapport à cette dernière. C’étaient des axiomes qui constituaient le système de pensée générale et du discours dominant selon l’expression du célèbre philosophe français, Michel Foucault, et ils jouaient un rôle fondamental dans ce destin tragique que connaît la Syrie, de telle sorte qu’ils ont empêché de voir la réalité syrienne telle qu’elle était, mais plutôt comme la voulaient ceux qui se cachaient derrière la diffusion de ces systèmes de penser et leurs discours.
Le miroir de cette douloureuse décennie nous a révélé comment la société syrienne accueille de multiples et d’étendus courants djihadistes et salafistes, avec de nombreuses appartenances, liaisons et écoles, ainsi que des divisions sectaires, religieuses, ethniques, de classes et tribales à tel point que cela nous pousse à s’interroger sur les effets de la modernité qui y était longtemps vantée. Tandis que l’autorité a révélé son vrai visage qui était toujours prêt à commettre, une fois encore au nom de la modernité et de la laïcité, les crimes les plus odieux et à commettre les violations les plus graves, et ce pour rester au pouvoir. Cela restait ainsi jusqu’à ce que les courants, les partis et les élites révélaient ce vide intellectuel et moderniste, comme si la modernité n’était qu’un rideau et un voile pour qu’il reste dissimulé au fond parmi les appartenances sectaires, tribales, religieuses et ethniques, pour se trouver au final face à des questions intrinsèques dont :
D’où venaient ces courants djihadistes en Syrie ? Où ils étaient cachés ? Sont-ils récents dans le tissu social syrien ou constituent-ils l’une de ses composantes authentiques ? Quelles en sont les origines profondes qui les généraient, soient originelles ou récentes ? Quel en est le rôle du pouvoir ? Où est passé le discours de la modernité proposé sur la scène syrienne et autres depuis au moins un demi-siècle ?
Toutefois, avant d’aborder la question de l’observation et de la compréhension comment l’islam djihadiste est né en Syrie à travers l’examen de l’histoire du rapport problématique entre la religion, la modernité et le pouvoir en Syrie et dans la région, il faut dire que les deux discours de la modernité et de la religion évoqués ci-dessus sont politiquement déchiquetés entre l’autorité et son opposition. Cela révèle qu’il y a de multiples discours au sein de chacun d’entre eux. Un discours qui est déterminé selon sa position par rapport à l’autorité. En effet, on peut dire qu’il y a un discours religieux autoritaire, un discours religieux d’opposition, un discours religieux neutre, ou il se veut neutre, et il en est de même pour le discours de la modernité.
Dès le moment que nous avons abordé la question de la réforme par le sultanat ottoman et comme résultat des campagnes missionnaires dans la région arabe et la friction avec l’Occident à travers les missions éducatives, et la mise en avant de la question et du lien national au détriment du lien religieux, des appels sont émergés dans la région arabe, y compris le pays syrien/ damascène revendiquant la réforme et l’adoption des valeurs modernes occidentales, dans le but de faire ses preuves face aux autres et d’essayer d’entrer dans l’ère moderne qui révélait l’obsolescence des institutions du sultanat ottoman qui luttait contre son futur effondrement.
Dans ce contexte, on peut dire qu’il y a eu la naissance de deux nouveaux courants (et pour chacun son propre nouveau discours) dans la région arabe, un courant dont les éléments appartiennent aux notables et aux propriétaires de la ville ayant soutenu l’appel national et moderniste, et un courant venant des institutions religieuses traditionnelles qui ont, elles aussi, été emportées par les vents de cette époque et ont cherché à lui appartenir.
Dans ce registre, de nombreuses associations se sont constituées dont certaines étaient à caractère politique laïque moderniste, tandis que d’autres étaient à caractère religieux caritatif purement social, mais aussi réformistes. Là, le premier et le deuxième discours étaient en rupture avec le discours de l’autorité ottomane, qui traversait à ce moment-là par des secousses, d’une fragmentation et de conflits entre ses ailles entre les anciennes et les modernes, entre la réforme et son opposition. Cela a permis aux discours dominants d’exploiter ce vide dans l’espace du pouvoir, et la faiblesse de l’empire politiquement et militairement, ce qui a fragilisé sa capacité à imposer son propre discours. Celui-ci a commencé à perdre du terrain face aux discours de la modernité, du changement et du nationalisme annonçant un avenir meilleur.
Dans ce cadre dont nous avons parlé précédemment, un nouveau courant religieux salafiste appelant à la réforme est né dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce courant se manifestait à travers plusieurs associations religieuses et d’hommes de religion qui avaient une vision différente par rapport à celle dominante à l’époque. L’un des exemples est l’Association Al-Makassed Charitable islamique et le cercle d’Abd al-Razzaq al-Bitar et Jamal al-Din al-Qasimi, qui comprenait plusieurs noms d’oulémas et de cheiks de Damas réformistes qui « ont commencé à se rassembler pour lire le hadith et chercher des preuves concernant les paroles des juristes », une chose à laquelle s’est opposée l’autorité ottomane et a demandé que les deux cheikhs soient jugés par le tribunal de la charia à Damas en 1896, accusés de diligence. Il y a eu aussi le cercle du Grand Damas fondé par le Cheikh Taher Al-Jazairi, qui était contraint de quitter Damas pour le Caire en raison de la dictature ottomane dirigée par le sultan Abdülhamid en 1907.
Néanmoins, l’effondrement de l’empire ottoman et l’arrivée des colonisateurs français et anglais à la région et le fait de rompre leurs promesses à Sharif Hussein, qui dirigeait la Grande Révolte arabe contre les Ottomans, cela a conduit à une réaction dans les sociétés orientales envers ce colonisateur religieusement différent. Une réaction dans laquelle le religieux se chevauchait avec le discours de résistance libérateur avec l’avancement du discours de libération au détriment de la dimension de la réforme religieuse. Ce qui est compréhensible et prévisible dans ce genre de cas. En effet, ce sont formées de nombreuses associations religieuses et caritatives visant à préserver la religion et les coutumes de la société, motivées par les nouvelles transformations politiques et les missions qui se sont présentées pendant la période coloniale française, par peur de l’invasion coloniale qui venait chercher à déformer la religion selon leur vision évidemment.
Toutefois, la structure profonde du discours religieux qui restait inchangeable, c’est-à-dire que le processus de la production du sens n’a pas subi aucun changement. Le changement n’a eu lieu qu’au niveau du discours politique qui exprimait les intérêts des responsables de ces associations, et qui se croisait ou contredisait le discours politique qui cherchait lui aussi à profiter de la popularité de ces associations dans le cadre politique.
Depuis l’époque de l’unité et l’arrivée du Baas au pouvoir, les traits d’une nouvelle relation entre le religieux et l’autorité commençaient à se former dans la société syrienne, où les autorités ayant construit leur légitimité politique au sens apparent en dehors de l’origine religieuse, soit sur le nationalisme arabe et le jargon de la modernité, ont commencé à entrer dans un conflit clair et profond avec les autorités et les associations religieuses qui avaient un rôle de premier plan dans la rue syrienne. Il s’agissait d’un conflit politique, économique, social et de classes en profond, même si cela se cachait derrière la dualité modernité/ancienneté. Car bien que ce soit sa forme extérieure, en profondeur il était le produit de tout cela, surtout après que les autorités ont travaillé à avoir une domination absolue sur la société, et ont commencé à dépouiller les associations religieuses de leurs institutions et de leurs sources de financement, de crainte qu’elles soient exploitées contre elles.
À cause de cette politique baasiste autoritaire depuis les années cinquante du siècle dernier jusqu’aux années quatre-vingt du siècle dernier, un conflit a éclaté avec des traits clairs, en commençant à s’intensifier progressivement entre les adeptes de la « modernité » représentés par l’autorité nationaliste et certains partis qui la soutenaient ou qui s’y sont opposés, et les représentants de l’ancien courant avec certains «modernistes» qui se sont tenus aux côtés des courants religieux contre l’autorité.
Cela a démontré que la position était par rapport à l’autorité qui gouvernait ces alliances et non pas la position idéologique, en insistant sur le fait que la modernité dont nous parlons là quand nous disons « adeptes de la modernité » ne désigne pas la modernité profonde, mais plutôt une modernité formelle qui a soulevé le slogan de la laïcité et de la modernisation, tandis qu’elle restait appartenir au fond à l’avant de l’époque de la modernité et à ses termes.
En effet, nous savons sur le plan pratique que le fond syrien a été contrôlé tout au long des années de la tyrannie assadiste et baasiste, à cause de l’oppression et de l’autoritarisme, et non pas parce qu’il était un islam modéré et acceptable comme le disait le pouvoir, surtout en ce qui concerne l’islam de la campagne, qui est en général différent historiquement de l’islam des villes, et le rôle de l’islam rural dans l’incubation du salafisme djihadiste et d’interagir avec lui !
Pour cette raison, nous avons constaté en fin de compte qu’après l’affaiblissement de l’autorité syrienne, les discours extrémistes et djihadistes ont commencé à se faire voir.