Les politiciens et les journalistes particulièrement d’origine kurde vivant en Europe reçoivent de plus en plus de menaces de mort sur Internet, parfois aussi par téléphone ou par courrier. Ces menaces proviennent souvent de la Turquie.
L’exemple le plus récent a eu lieu récemment dans la ville d’Essen, dans l’ouest de l’Allemagne. En rentrant du travail, un jeune Kurde était menacé dans sa voiture. Il s’est arrêté devant un feu rouge, une voiture de sport blanche s’est arrêtée à côté de lui. L’homme au volant l’a regardé droit dans les yeux. Puis, il a baissé la vitre et demandé s’il pouvait l’aider. La personne à côté l’a traité de fils de pute et lui a dit : « Je t’ai reconnu ». Le feu est passé au vert, la personne agressée a démarré, mais la voiture de sport a continué à le suivre. L’inconnu a essayé à maintes reprises de le repousser et de le forcer à s’arrêter.
Le jeune homme n’a pas idée sur qui était cette personne ni ce qu’il voulait. D‘ailleurs, il n’a pas aussi idée non plus sur qui continue de lui envoyer des menaces de mort sur Instagram : des images de pistolets, de mitrailleuses et de cadavres.
La victime est un activiste et homme politique germano-kurde à Essen, en Rhénanie-Du-Nord-Westphalie. Il est membre du Conseil d’intégration depuis septembre 2020 et compte se porter candidat lors des prochaines élections locales du conseil municipal. Il n’est pas la seule victime des menaces sur son compte d’Instagram.
Les Turcs de l’extrême droite se nomment les « Idéalistes »
Qui se cache derrière ces menaces et bien d’autres ? Un seul assaillant ou un réseau de soi-disant trolls qui s’organisent en ligne et menacent systématiquement les personnes dont la vision du monde est différente de la leur ? Si on cherche des réponses, on pourra tomber sur des conflits qui remontent à l’ancienne histoire turque et qui resurgissent régulièrement. Et on rencontrera des structures que les autorités en Europe semblent très souvent incapables de faire face.
On est mi-juin 2021 lorsque l’homme politique kurdo-allemand reçoit la première menace sur Instagram. Une photo de deux pistolets, commentée en turc : « Viens, je t’attends » et une vidéo d’un graffiti : « Vive les associations des Idéalistes ». Il s’agit du mouvement turc ultranationaliste, les Loups Gris qui se nomment « Idéalistes ». Leurs sympathisants visent des supposés ennemis de l’État, y compris les sympathisants du Mouvement kurde.
Une deuxième menace vient encore une fois sur Instagram. Cette fois, il s’agit de quatre photos reçues d’un autre compte, dont l’une est d’une arme de poing, la deuxième est pour un passeport turc ainsi que deux corps de femmes se couchant dans une flaque de sang sur un sol de carrelage.
Le compte de l’expéditeur continue de disparaître puis réapparaître en changeant de noms.
Les mots qui se répètent à maintes reprises dans les noms de compte sont « Jitem » et « Kod Adım Yeşil ». Et « Jitem » est le nom d’une organisation clandestine paramilitaire informelle créditée d’une série d’assassinats politiques dans les années 1990, lorsque le conflit turco-kurde était à son apogée.
Par ailleurs, « Kod Adım Yeşil » signifie « Mon nom de code est vert ». « Vert » était le pseudonyme de l’agent Mahmut Yıldırım, autour duquel tournent de nombreux mythes en Turquie. La photo de profil de ce compte montre une photo de Yıldırım. Il est tenu responsable de plusieurs meurtres – également dans les années 1990 – qu’il aurait commandités. Il aurait également été chargé d’assassiner Abdullah Öcalan, le chef du Parti des travailleurs kurdes, le PKK, interdit en Turquie.
Le politicien local a une idée autour des mythes sur Yıldırım alias Yeşil. Derrière la nouvelle menace, il soupçonne un nationaliste turc en Allemagne qui se vexe de ses activités politiques, peut-être même quelqu’un de son proche entourage. Parce que son nom n’est pas connu, il ne s’appelle pas Cem Özdemir, qui, en tant que politicien fédéral bien connu des Verts, a été attaqué à plusieurs reprises par des nationalistes et des extrémistes turcs pendant de nombreuses années.
Le jeune politicien d’Essen s’est rendu à la police peu de temps après avoir reçu la nouvelle menace et a porté plainte contre un inconnu. Mais au bout de quatre mois, le parquet a classé l’affaire. « Des enquêtes supplémentaires n’assureront pas un succès pour le moment, indique la lettre. En revanche, l’Agence de sécurité de l’État allemand a informé à la victime qu’un supposé réseau existe en dehors de l’UE et que l’État turc ne veut pas coopérer de toute façon.
Problème allemand
Souvent, on dit en Allemagne que les gens importent avec eux les conflits de la Turquie et du Kurdistan.
Au contraire, les dernières études supposent que dans le contexte de la mondialisation et de la migration, les Turcs résidents déjà en Europe de la deuxième et la troisième générations ont été ethnicisés de nouveau et renationalisés de manière ciblée, avec l’aide particulièrement des membres des Loups Gris, sur lesquels un débat s’est ouvert en novembre 2020 au Bundestag pour les interdire.
L’idéologie de ce mouvement ultranationaliste et raciste remonte à la Première Guerre mondiale. Au centre de cette iéologie des Loups Gris se trouvait autrefois l’unité de tous les «peuples turcs». Leur but est l’unification de ces « peuples » pour former un empire turc.
Une série d’actes de violence et de meurtres s’en est suivie, notamment contre les communistes et les Kurdes, qui, avec les Juifs, les Chrétiens et les Arméniens, sont considérés comme leur ennemis juré.
L’humeur antikurde en Turquie, exacerbée par la coalition entre l’AKP d’Erdoğan et le MHP d’extrême droite, a également un impact sur les communautés de migrants en Allemagne. Des niches ethniques y émergent, dans lesquelles les jeunes en particulier se voient proposer une identité.
Les médias sociaux ont un grand potentiel de mobilisation. En Allemagne, les gens continuent de commettre l’erreur de se focaliser sur l’« extrémisme de droite » et de négliger celui des migrants.
Les auteurs ne résident pas en Europe
Dans une affaire, le département de cybercriminalité de l’Office fédéral de la police criminelle (BKA) a soutenu la police dans l’enquête. Une vérification de l’adresse IP d’un expéditeur des messages de menace a révélé que ces derniers ont été envoyés depuis la ville centrale anatolienne de Kayseri. Maintenant, on sait au moins que les auteurs potentiels résident probablement en permanence en Turquie – et non en Allemagne.
Il reste à savoir si les groupes nationalistes et extrémistes de droite agissent seuls ou dans le cadre d’un réseau pouvant s’étendre en Allemagne. On ne sait pas non plus s’il y a des gens en Allemagne qui font le travail de préparation. L’Office fédéral de la police criminelle ne souhaite pas commenter d’éventuelles enquêtes dans cette affaire.
Toutefois, ces dernières années, il y a eu des discussions récurrentes sur les activités des services secrets turcs en Allemagne, impliquant également l’échange d’informations personnelles. Une réponse du gouvernement fédéral sur une petite enquête à propos du politicien de gauche, Sevim Dağdelen, le 28 décembre 2021 a révélé que le procureur fédéral avait engagé six poursuites judiciaires en 2021 pour suspicion d’activités secrètes par les services de renseignement turcs. En 2020, il y en avait quatre. Aucune accusation n’a été engagée dans aucune affaire.