Alors que nous poursuivons notre cycle d’interviews, nous avons eu le plaisir de nous entretenir au sujet du Moyen-Orient, de l’Europe et des politiques turques après la réélection d’Erdoğan avec İlkan Dalkuç, journaliste et commentateur politique turc. L’entretien a été mené par Denys Kolesnyk, consultant et analyste français.
Comment décririez-vous l’évolution de la situation ainsi que les dynamiques au Moyen-Orient du point de vue turc ?
En ce qui concerne la politique étrangère turque, il y a beaucoup de questions sérieuses et plusieurs défis à relever. Par exemple, la Turquie est principalement une puissance moyenne avec de grandes ambitions. Et en fin de compte, comme tout le monde parle de la Turquie, on insiste sur le fait que la Turquie est une sorte de pays pont, une sorte de terrain intermédiaire, coincé au purgatoire, un terrain ambigu du point de vue de la politique étrangère. Mais Ankara veut jouer un rôle au Moyen-Orient, dans les Balkans et dans le Caucase.
Mais lorsque nous nous concentrons sur le Moyen-Orient, il convient de souligner que la Turquie est un État-nation. Son identité d’État-nation s’accompagne d’obstacles et de limites, car l’État turc est essentiellement fondé sur l’identité turque. Contrairement à l’Empire ottoman, l’identité turque ne peut pas facilement comprendre et englober les diverses identités du Moyen-Orient.
Par conséquent, Ankara doit trouver un terrain pour communiquer et établir ses politiques et ses valeurs stratégiques au Moyen-Orient. Par exemple, lorsqu’il est nécessaire d’établir un lien entre la Turquie et Israël, le connecteur serait pour ainsi dire une identité laïque et la menace de l’islamisme. L’adoption d’une telle position peut aider à trouver un terrain d’entente avec Israël.
Dans le même temps, lorsqu’il s’agit de trouver un terrain d’entente avec les États arabes, la Turquie devrait utiliser son identité islamique. En ce qui concerne l’Iran, l’État turc devrait s’appuyer davantage sur son identité impériale pour imiter l’identité impériale iranienne. Par exemple, nous pouvons comparer Rome aux Perses. Mais en fin de compte, une telle position comporte des limites et des défis, parce qu’elle présente des contradictions.
Il existe également des questions structurelles au Moyen-Orient pour la Turquie, par exemple la question kurde, qui est une question inter-étatique. La question kurde ne concerne pas seulement la Turquie, mais aussi l’Iran, l’Irak et la Syrie, bien sûr, ainsi que l’Europe et les États-Unis. Les Kurdes sont aujourd’hui un facteur stratégique au Moyen-Orient et la Turquie est le pays où habitent le plus de Kurdes. Ankara doit donc trouver un moyen de comprendre et de relier la population kurde, et c’est là le véritable défi.
La question kurde est une question classique de la politique turque. Au cours des dix dernières années, nous avons été confrontés principalement à deux problèmes : la montée des politiques islamiques du Parti de la justice et du développement (AKP) et ces politiques n’ont pas bien fini. En fait, lors de la guerre civile syrienne, l’AKP avait de grandes ambitions concernant son identité islamique et ses liens avec les Frères musulmans. La deuxième question est celle de l’immigration. Par exemple, il y a 10 ou 15 ans, personne ne parlait de la question migratoire en Turquie. Contrairement à l’Europe, ce n’était pas un sujet en Turquie dans les années 2000.
L’immigration est devenue une question très sérieuse car c’est un problème de communauté, un problème de racisme, un problème d’identité, un problème d’économie, un problème de prix du logement, un problème de prix des denrées alimentaires également. Aujourd’hui, c’est aussi un problème de politique étrangère puisque nous avons été confrontés à une crise frontalière similaire à celle de la Pologne ou de l’Italie par exemple. Ou celle de la Bulgarie et de la Grèce. Récemment, des députés de l’opposition turque ont montré comment ils pouvaient traverser illégalement la frontière turque avec l’Iran. Ils sont entrés et sortis de manière totalement illégale et sans aucune conséquence afin de souligner que la frontière n’est tracée que sur le papier et que n’importe qui peut la franchir puisqu’elle est virtuellement inexistante. Et c’est quelque chose de nouveau pour la Turquie.
Pour résumer, je dirais qu’il y a finalement trois problèmes clés. Primo, le problème kurde que j’ai déjà évoqué. Secundo, l’immigration, qui est un nouveau défi. Tertio, notre relation problématique avec les Frères musulmans et les islamistes au Moyen-Orient. J’ajouterais probablement une quatrième problèmatique, qui est liée à l’implication de la Turquie en Syrie et en Irak, mais ces implications sont également liées à la question kurde.
En effet, votre pays est confronté à des problèmes différents. Mais, je me demande si les politiques turques vont évoluer après la réélection d’Erdoğan ? Cela aura-t-il une incidence sur les questions dont vous avez parlé ?
Erdoğan a gagné les élections, comme vous l’avez dit à juste titre, mais pour gagner ces élections, il a aussi perdu d’une certaine manière, puisqu’il a considérablement diminué les ressources dont dispose la Turquie. Et, par exemple, ce n’est pas un secret que la Turquie est confrontée à de sérieux défis économiques.
Mais j’aimerais souligner une chose importante, c’est qu’Erdoğan limite son implication avec les Frères musulmans. Ce faisant, il se rapproche de ses anciens ennemis, par exemple les Émirats arabes unis (EAU) et le Royaume d’Arabie saoudite, qui sont les principales cibles et les principaux ennemis des Frères musulmans, et qui étaient contre Erdoğan il y a deux ou trois ans.
Même s’il a remporté les élections, il n’a rien gagné pour la Turquie, puisque l’économie était en train de s’effondrer, et qu’il n’a obtenu aucun avantage ou levier significatif contre l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis. Il n’a rien gagné.
Mais ces deux États arabes que je viens de mentionner ne peuvent pas non plus gagner du terrain face à Erdoğan. C’est une sorte de match nul pour les deux parties. Nous pouvons également y ajouter l’Égypte, qui s’oppose à Erdoğan depuis le coup d’État en dans ce pays. Et depuis qu’Erdoğan a atteint ses limites au Moyen-Orient, il s’est mis d’accord avec ces trois États. Et il a fait quelques concessions sur les Frères musulmans.
Par exemple, il y a beaucoup de membres des Frères musulmans qui ont été exilés d’Égypte après le coup d’État de Sisi contre Morsi, contre les Frères musulmans. Beaucoup d’entre eux ont obtenu la nationalité turque depuis. Ils sont donc des citoyens turcs à part entière et vivent dans les États arabes avec cette identité turque.
Mais après ces concessions, ces accords avec les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite, Erdoğan ne soutient plus les Frères musulmans avec autant d’enthousiasme qu’avant, même s’il a toujours de la sympathie pour eux. Je suis presque certain qu’il n’a pas changé d’avis, mais dans la pratique, il a renoncé à la majeure partie de son soutien aux Frères musulmans. Par exemple, les chaînes des Frères musulmans situées à Istanbul ont perdu leur soutien financier et sont devenues soumises à une pression de la part d’Erdoğan.
Après sa réélection, il a renoncé à certaines de ses ambitions concernant l’islamisme au Moyen-Orient. Il a renoncé à soutenir les Frères musulmans afin d’améliorer l’équilibre économique de la Turquie. En effet, l’économie est très mal en point en raison de l’inflation galopante et de la crise monétaire.
Un autre aspect important que j’aimerais souligner à propos des politiques d’Erdoğan après sa réélection est qu’il est devenu modéré et a entamé certaines transformations, améliorant même les relations avec l’Occident. La transformation de ses politiques au Moyen-Orient reflète également ses politiques économiques et ses politiques concernant l’Ukraine et l’Europe.
Nous pouvons constater un basculement vers l’Occident, cependant pas radical. Une certaine tendance à l’inclinaison. Par exemple, il y a environ six mois, il s’est beaucoup rapproché des positions occidentales concernant l’invasion russe de l’Ukraine. Je peux facilement le dire. Et il ne s’agit pas d’une petite partie du tableau, mais d’un tableau général.
Erdoğan a changé de position et s’est rapproché de l’Occident. Plusieurs nominations qu’il a faites au sein de son cabinet peuvent également confirmer ce que je dis. Par exemple, Erdoğan a nommé un pro-occidental, Mehmet Şimşek, au poste de ministre du Trésor et des Finances. Il a nommé une femme au poste du gouverneur de la banque centrale, Hafize Gaye Erkan, qui a quitté une banque américaine pour s’installer en Turquie. Et puisque nous parlons de questions stratégiques, il a également nommé son chef des services de renseignement, Hakan Fidan, au poste de ministre des Affaires étrangères. Et il a une très bonne connaissance du fonctionnement de l’Occident. À cela s’ajoute Ibrahim Kalin, porte-parole d’Erdoğan, qui a été nommé à l’Organisation nationale du renseignement (MIT). Il convient de noter qu’Ibrahim Kalin est la personne la plus pro-occidentale du cabinet d’Erdoğan, qui a reçu une éducation américaine.
Si l’on considère l’ensemble de son approche envers le Moyen-Orient et l’Ukraine, ainsi que son nouveau cabinet, on constate un glissement évident du côté russe vers le côté occidental. Il ne s’agit pas d’une alliance, ni d’un engagement total, mais d’un changement, car la Turquie ne s’engagera jamais totalement dans les positions occidentales. Mais Ankara est beaucoup plus pro-occidentale qu’il y a un an, c’est ce que je peux dire avec certitude.
Cela m’amène à une autre question sur la réintégration de la Syrie. Comment pourriez-vous expliquer la réintégration de la Syrie de Bachar al-Assad au sein de la Ligue arabe ? Et quelle était la position et le point de vue de la Turquie à ce sujet ?
C’est une très bonne question, car le repositionnement d’Erdoğan n’inclut pas la Syrie, puisque son principal lien avec la Syrie est le régime russe. Et comme la Russie perd du terrain, elle n’a pas le pouvoir de forcer Erdoğan à s’asseoir à une table avec Bashar al-Assad. Quand Poutine était plus puissant, il y avait peut-être une chance de pousser Erdoğan à une table avec Assad.
Mais aujourd’hui, je ne vois pas de réelle possibilité en Syrie, parce qu’Erdoğan est en train de réparer ses relations avec les États-Unis. Il y a une présence américaine en Syrie, comme nous le savons tous. Je veux dire par là que la partie nord-est de la Syrie, la partie kurde de la Syrie, est liée aux États-Unis, tandis que les régimes d’Erdoğan et d’Assad sont également liés à la Russie. Et comme Moscou est en train de perdre son pouvoir, rien n’oblige Erdoğan à se rapprocher de Bachar al-Assad. D’ailleurs, je ne suis pas très optimiste quant à une solution en Syrie.
En d’autres termes, vous ne voyez aucune possibilité ou aucun moteur pour permettre à la Turquie de normaliser ses liens avec la Syrie. Dans le même temps, nous constatons tous que l’Arabie saoudite et les pays du Moyen-Orient ont commencé à normaliser leurs relations avec la Syrie. Mais la Turquie restera-t-elle à l’écart ?
Certaines puissances du Moyen-Orient normalisent leurs relations avec la Syrie. Si les États-Unis parviennent à un accord avec la Syrie, il sera peut-être possible de forcer Erdoğan à normaliser ses relations avec Damas. Sans le soutien et la pression des États-Unis, même si Erdoğan diminue son soutien aux Frères musulmans, la normalisation avec la Syrie est très difficile. De nombreuses questions sont cruciales pour la sécurité de la Turquie dans ce pays. Nous pouvons parler du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Syrie, de l’Iran et de la position des Unités de défense du peuple (YPG) en Syrie, qui sont perçus comme une menace par l’État turc. Et je peux facilement dire que le gouvernement Erdoğan ne reconnaîtra jamais la souveraineté ou la suzeraineté des YPG sur certaines parties de la Syrie.
Parlons des partenariats. Comment pourriez-vous caractériser les principaux partenaires économiques et politiques de la Turquie au Moyen-Orient et en Europe ?
En ce qui concerne l’Union européenne (UE), la Turquie y a perdu son principal allié après le Brexit — le Royaume-Uni. La Turquie est un rival de la France dans de nombreuses régions d’Afrique, notamment au Mali, au Niger, en Libye et en Syrie. L’Allemagne est le principal partenaire économique de la Turquie. Après la crise du Covid et les problèmes avec la Chine, la Turquie et l’Europe devraient renforcer leurs liens économiques, car elles ont besoin les unes des autres à l’ère de la démondialisation. Mais Berlin restera le principal partenaire d’Ankara et il semble que les liens économiques s’amélioreront même.
En ce qui concerne les questions de sécurité, il existe également des défis entre la Turquie et les pays européens. Mais puisqu’il existe une menace commune — la Russie, il est possible de trouver un moyen de s’unir et de nouer de meilleurs liens, car même s’il existe des différences, la Turquie et les États européens peuvent parler la même langue, et ils font partie du même club. Nous partageons également les mêmes valeurs dans une certaine mesure. À cela s’ajoutent de fortes relations interpersonnelles entre les Turcs et les Européens. Et nous sommes beaucoup plus connectés aujourd’hui qu’il y a 10 ou 15 ans.
Nous devons également dire qu’il existe une similitude entre la Russie et la Turquie : toutes deux ont des ambitions importantes. Les ambitions russes, cependant, placent ce pays dans une position difficile, je dirais même fragile, voire désastreuse. La Turquie, quant à elle, n’a pas d’agenda prévoyant l’invasion et l’occupation d’un pays étranger. Ankara veut faire partie d’un système, jouer selon les règles existant dans le monde, et non pas être un État voyou comme la Russie. La Turquie n’est pas un État comme l’Iran ou la Russie qui défient directement les idéaux, les institutions et l’ordre occidentaux. Pour Ankara, il s’agit de défier le système à l’intérieur du système.
En ce qui concerne l’invasion russe de l’Ukraine, quelle a été son influence sur la Turquie ?
Il est très triste de dire que l’invasion russe de l’Ukraine a profité au gouvernement d’Erdoğan. Avant l’invasion, nous parlions, par exemple, des questions des droits de l’homme ou du fait qu’il y a 300 000 personnes en prison en Turquie, ce qui est un chiffre énorme. En Allemagne, par exemple, il y en a quatre fois moins.
Mais lorsque les gens sont bombardés, lorsque les gens meurent sous les bombes, la question des droits de l’homme en Turquie est secondaire. Personne ne se préoccupe de ces questions des droits de l’homme en ce moment et je ne peux pas les en blâmer. Et, avant cette invasion, Erdoğan était mis à l’écart du club occidental, il était un homme solitaire dans ce club.
Mais après l’invasion, même si la Turquie avait des problèmes, que son économie s’effondrait, etc., elle disposait d’une armée importante, d’une population importante et d’une économie importante. En d’autres termes, si vous affrontez la Russie, vous avez besoin du soutien de la Turquie. Erdoğan est donc devenu un leader et un partenaire important de l’Occident. Autrement dit, l’invasion russe de l’Ukraine a considérablement amélioré le statut et la position d’Erdoğan aux yeux de l’Occident.
Elle a fait d’Erdoğan un partenaire de l’Occident, un partenaire plus légitime, plus stable et plus digne de confiance. Si l’on considère l’ensemble du tableau d’un point de vue historique, Poutine avait promis d’être un dirigeant stable et fiable pour la Russie, mais il a commencé à envahir des pays, il n’a pas tenu ses promesses à de multiples occasions, alors qu’Erdoğan tient plus ou moins ses promesses, c’est un dirigeant fort, pas un activiste des droits de l’homme certes, mais c’est un dirigeant stable pour la Turquie. Et du point de vue de la politique étrangère, un dirigeant stable en Turquie est plus qu’acceptable pour l’Occident.
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