En observant les angles multiples de la Guerre Israël-Hamas, une conclusion s’impose progressivement: le Hamas a été sacrifié par le Régime iranien, et le Hezbollah se bat pour la forme et non pas pour une quelconque victoire. De nombreux signes dans les comportements étayent cette thèse. D’abord le Hezbollah: Hassan Nasrallah s’explique le 3 novembre 2023 dans un discours télévisé: le Hamas ne l’avait pas prévenu de la date de Déluge d’Al Aqsa, et par conséquent il avait eu besoin de 24 heures pour lancer les forces hezbollahis dans une campagne de tirs sur Israël (la « Palestine occupée », ou encore l’ « entité sioniste », dans sa terminologie idéologique). Pourtant, cet appui est seulement partiel, si bien que Nasrallah doit se justifier par des arguties, telles que « Ce sont nous qui choisissons le moment de notre attaque; nous pratiquons l’ambigüité stratégique ». Il ne convainc guère, car les stratèges estiment que le système des tunnels du Hezbollah sont autrement plus développés que ceux du Hamas; aussi la frontière entre Israël et le Liban est bien moins défendable par Tsahal que celui entre Israël et Gaza.
Militairement, le Hezbollah pouvait donc percer dans le Nord d’Israël, en se coordonnant avec le Hamas dans le Sud, et éventuellement avec le Hamas et ses alliés en Cisjordanie. Le 7 octobre la Marine américaine n’était pas encore massée au large du Liban. Plusieurs fois après le 8 octobre, des commandos de Palestiniens du Liban, parrainés par le Hezbollah, ont réussi à pénétrer le Nord en petits groupes, pour se faire annihiler par l’armée et la police frontalière israéliennes. Manifestement, les incursions depuis le Liban n’étaient pas massives, et aucun membre du Hezbollah proprement dit n’a participé ouvertement à une intrusion territoriale.
Pour appuyer davantage cette dérobade de Nasrallah, il faut considérer que si le commandement israélien était comme toujours sur ses gardes dans le Nord, le 7 octobre une fenêtre d’opportunité d’attaque s’est ouverte néanmoins pour le Hezbollah — peut-être la seule véritable occasion d’utiliser ses missiles antichars. Le Hezbollah, unique force anti-israélienne de niveau quasi-militaire, a laissé passer son occasion, à supposer qu’il ait jamais eu l’intention de déferler en Galilée.
Autre manifestation de cette réticence à lancer toutes ses forces dans la bataille: jusqu’à présent, le Hezbollah respecte l’accord virtuel et tacite avec Israël: ne pas tirer à plus de 8 km de la frontière, sauf exception. Et ne jamais engager les miliciens du Hezbollah sur le sol israélien. Le commandement israélien respecte le même système de contre-frappes aériennes, et n’engage pas la troupe israélienne sur le sol libanais. Une frappe chirurgicale israélienne, rarissime, dans le sud de Beyrouth a certes liquidé un commandant du Hamas mais n’a pas fait de dégâts collatéraux, puisque seuls deux étages d’un immeuble ont explosé par un missile entré par la fenêtre. On se demande au passage pourquoi l’aviation israélienne n’a pas agi avec sa légendaire précision ailleurs à Gaza, mais ceci est une autre question.
Si l’on admet l’hypothèse de la retenue stratégique par le Hezbollah, l’on doit en chercher les raisons. Pour décrypter, il y a les paroles et les actes :
qu’a dit le Hezbollah, c’est-à-dire Nasrallah ? Que dit le Hamas ? Que dit le régime iranien ?
Nasrallah, jamais avare d’explications marathoniennes émises depuis son studio à Beyrouth, a donné la clé de sa logique le 3 novembre. Il soutenait certes le Hamas, organisation « frère », mais le frère est autonome et a choisi le 7 octobre de manière indépendante et sans l’en informer. Le Hezbollah a aussitôt appliqué un plan militaire de soutien, initié le 8 octobre. Selon Nasrallah, un quart de l’armée israélienne fut immobilisée sur le front Israel-Liban. Ainsi, le Hezbollah participe à la lutte selon lui.
Bien évidemment, ces explications sont déficientes: le principe d’une incursion massive du Hamas sur le sol israélien ne pouvait être méconnu du commandement hezbollahi, et la date du 7 octobre était certes un moment propice pour des raisons symboliques, c’est-à-dire le rappel de l’attaque égyptienne et syrienne du 7 octobre 1973.
Maintenant que la retenue partielle du Hezbollah est pleinement visible, la direction du Hamas se retrouve avec un dilemme : dénoncer une semi-trahison hezbollahi, ce qui diviserait entièrement le camp de la « Résistance » contre Israël; ou dissimuler son désappointement afin de ne pas s’isoler symboliquement du bloc chiite anti-sioniste. Une brouille Hamas-Hezbollah serait très bienvenue pour Israël, et ne sortirait pas le Hamas de son Crépuscule des Dieux.
Pour le Hezbollah, le dilemme est autre: face à la force combinée de la flotte américaine, de Tsahal, et des secteurs libanais nationalistes chrétiens et sunnites et même chiites (Amal, l’allié chiite malcommode), le Hezbollah n’ose pas tenter la guerre tous azimuths. Le risque de défaite ou du moins de victoire à la Pyrrhus est trop fort.
Et Téhéran ? Le régime iranien prétend lui aussi se battre pour les Palestiniens, principalement pour le symbole de Jerusalem et de la mosquée Al Aqsa. Gaza en tant que tel ne signifie rien pour le clergé chiite régnant et les Gardes Révolutionnaires. Or le régime est défié de l’intérieur par une certaine société civile moderniste, alors même que la Marine américaine et les forces américaines en Syrie et en Irak sont en alerte maximale. En tout état de cause, le ministre des Affaires étrangères Hosseïn Amir-Abdollahian s’emploie à faire la navette Téhéran-Beyrouth, pour distiller des messages sibyllins. « Nous parons à toutes les éventualités, mais ce n’est pas l’Iran qui provoquera une déflagration régionale » est l’un de ses préférés.
Certes Téhéran a activé les Houthis du Yémen, surexcités par une guerre qui pourtant ne les concerne guère. Ils tirent missiles et drones sur la navigation commerciale en Mer Rouge et dans le Golfe d’Oman. Le but final d’une intervention houthie serait de fatiguer les marines occidentales, et accréditer l’idée d’une guerre régionale. Ainsi, le jour on l’on négociera, Téhéran ressemblera à la tête pensante d’une galaxie anti-occidentale musulmane chiite, la mini superpuissance en quelque sorte, mais sans avoir été obligée de s’engager directement dans la guerre Israël – Hamas. Rappelons que le Hamas, émanation des Frères musulmans eux-mêmes en recul dans tous les régimes arabes, est dangereusement situé entre Daesh-Al Qaïda, et le chiisme politique iranien, si bien que le lien Hamas-Téhéran n’est pas parfaitement solide. La victoire, purement hypothétique, du Hamas n’apporterait pas l’hégémonie régionale au régime de Téhéran. Le Hamas est superflu. En fin de compte, le bloc chiite semble simuler une guerre de soutien aux Palestiniens, pour devenir le chef de la « Résistance » une fois le Hamas éliminé comme force militaire.
Voilà pourquoi le Hamas peut être sacrifié par Téhéran. Était-ce le plan de départ ? Impossible à dire pour le moment, mais vu de Téhéran et Beyrouth, un tel plan ferait sens.
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