Continuant le cycle d’entretiens avec des experts, nous avons rencontré le général François Chauvancy, rédacteur en chef de la revue trimestrielle « Défense » des associations des auditeurs de l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, auteur de l’ouvrage « Blocus du Qatar : l’offensive manquée » et consultant en géopolitique sur la chaîne d’information française LCI. L’entretien a été réalisé le 23 avril 2024 par Denys Kolesnyk, consultant et analyste français.
La semaine dernière, l’Iran a effectué des frappes sur Israël, mais elles n’ont pas été couronnées de succès. Israël a décidé de riposter malgré les tentatives américaines visant à dissuader Tel-Aviv. Certaines cibles en Iran ont été visées. Quels objectifs ont été atteints par les deux belligérants ?
Tout d’abord il faut préciser qu’il est très difficile de connaître les cibles réelles qui étaient visées et celles qui ont été réellement atteintes. D’une part parce que les Iraniens ne veulent pas avouer s’il y a eu des destructions ou pas sur des sites sensibles et d’autre part parce que les Israéliens n’ont pas revendiqué ouvertement ces frappes, n’ont pas voulu dire ce qu’ils avaient visé non plus. Bref, aucune raison pour que l’indignation s’empare des foules iraniennes sinon arabes.
Ce qui ressort des observateurs extérieurs c’est que les frappes ont ciblé précisément des sites non nucléaires même si, semble-t-il, depuis quelques jours certains d’entre eux étaient assez proches des frappes. Globalement le but n’était pas de détruire. Il n’y a pas officiellement de pertes humaines, il n’y a pas de destruction d’infrastructures significatives. Par conséquent, nous pouvons en déduire que ces actions militaires modérées entraient bien dans la communication stratégique des deux États.
En effet, dès lors qu’Israël avait déclaré qu’il se vengerait des représailles iraniennes qui, elles-mêmes se vengeaient de la frappe sur Damas, une fois que politiquement et publiquement au niveau mondial, vous avez exprimé des représailles à venir, comment ne pas mener cette action ? Ce sont des messages politiques transmis par des moyens militaires, donc avec la notion d’un rapport de forces physique, avec de part et d’autre des effets militaires très ciblés, très limités qui ne doivent pas susciter de nouvelles représailles.
Mais d’un autre côté je peux y voir une autre interprétation. N’était-ce pas un message aussi pour les Iraniens en leur disant « Nous pouvons aller chez vous, nous pouvons frapper là où nous voulons » ? S’ajoute aussi un objectif complémentaire : ces frappes ont permis aux Israéliens de savoir quelles étaient les réelles compétences ou capacités des Iraniens à défendre leur espace aérien. De fait, l’Iran est vulnérable aux frappes aériennes.
Pour résumer, il y a eu des effets limités, mais significatifs au niveau politique, et des effets limités, voire très faibles du point de vue militaire.
Et en ce qui concerne l’Iran et son attaque contre Israël ? Leur attaque n’a pas connu de succès.
Oui mais quand on annonce qu’on va attaquer, que voulez-vous que fasse le pays touché ? Il va s’y attendre et comme il va s’y attendre, il va se préparer.
Il semblerait que les Iraniens aient utilisé des équipements militaires assez anciens, peu susceptibles de provoquer des destructions importantes. Cependant, 300 drones et missiles ne représentent pas un chiffre négligeable malgré leur inefficacité révélée lors de cette attaque. Des frappes ont visé des cibles militaires, notamment une base aérienne abritant des F-35, avions de chasse de fabrication américaine, considérés aujourd’hui comme étant les plus perfectionnés de la puissance américaine et donc israélienne, tout un symbole. Une seule victime a été déplorée, en l’occurrence un enfant de la communauté bédouine.
Les Iraniens ont mis en application leur appel aux représailles mais ils ne voulaient pas que cela dégénère. Donc, ils voulaient montrer qu’ils avaient des moyens et indirectement on peut quand même se poser la question des vraies capacités militaires iraniennes compte tenu de la faiblesse des résultats suite aux frappes de 300 missiles ou drones pratiquement tous détruits avant même que leurs cibles soient atteintes.
Autre sujet sans doute d’inquiétude pour les Iraniens est cette coalition d’États ayant contribué à la défense d’Israël, y compris dans des espaces aériens arabes. Que ce soit des Israéliens, des Français, des Américains ou des Jordaniens, il y a eu une convergence pour utiliser ces espaces aériens irakiens et jordaniens pour arrêter l’Iran. C’est aussi un message très fort, parce que l’Iran pouvait supposer qu’elle pourrait traverser des territoires arabes.
Donc, je dirais que l’Iran a subi un échec militaire mais qui a suscité ensuite des représailles israéliennes.
L’attaque directe de l’Iran contre Israël constitue un changement, car auparavant l’Iran n’osait pas agir directement. Quels étaient les facteurs derrière cette décision d’attaquer Israël directement ? Pourquoi les Iraniens ont-ils osé ?
C’est un changement pour nous c’est vrai, mais est-ce que vous croyez vraiment que l’Iran peut affronter Israël directement à travers une guerre menée par des forces conventionnelles, d’autant que plusieurs États les séparent. Par conséquent, on se limite aujourd’hui à un affrontement limité dans l’espace aérien par missiles, drones, peut-être quelques avions iraniens, mais vu leur état c’est peu vraisemblable, et Israël, ses avions et ses capacités anti-missiles.
Finalement, on est plus dans une guerre de bombardement entre les deux États. Il n’y aura pas d’affrontements terrestres tels qu’on les conçoit dans d’autres conflits aujourd’hui, sauf sans doute par le Corps des gardiens de la révolution islamique déployé en Syrie, qui est régulièrement frappé par les Israéliens, mais sans avoir recours officiellement à des unités constituées.
Donc, ce conflit se limite aujourd’hui à des capacités de destruction à distance, de part et d’autre, avec une efficacité relative. Pour l’instant, il semblerait bien que les Israéliens soient supérieurs dans leurs capacités de frappe, c’est ce qu’ils ont démontré, et que les Iraniens n’ont pas une grande capacité de frappe malgré le nombre, c’est ce qu’ils ont démontré aussi.
Par conséquent, la guerre directe est peu vraisemblable aujourd’hui sauf si du jour au lendemain, les États arabes entre l’Iran et Israël se mettaient du côté de l’Iran. En revanche, montrer sa détermination et une certaine adéquation entre le discours iranien et le recours à la force était nécessaire pour ne pas perdre la face. Cependant le faible résultat obtenu peut aussi contraindre l’Iran à modifier son discours et bien sûr privilégier le recours à des proxies, guerre qui est menée depuis des années.
Alors cet échange de frappes n’a rien changé ?
Cela a changé en termes d’image « mondiale », puisque l’Iran pour la première fois a affiché sa détermination à frapper officiellement Israël, ce qu’il se gardait de faire jusqu’à présent. D’un autre côté, quand un État attaque un consulat dans un pays voisin, un consulat qui fait partie de l’ambassade, donc considéré comme un territoire iranien, comme l’a fait Israël, comment vouliez-vous que l’Iran ne réagisse pas face à cette frappe sur son territoire, à se demander si cette mise au défi par Israël des représailles iraniennes n’avait pas été un piège tendu à l’Iran.
L’Iran ne pouvait pas ne pas réagir. Si cette réunion avait eu lieu hors de l’ambassade, hors du consulat, on en aurait à peine parlé, on aurait dit « oui, deux généraux iraniens sont morts », et on passait à autre chose. Là, cette enceinte est considérée en droit international comme un territoire iranien. Alors bien sûr, il y a des nuances, une ambassade est inviolable, le consulat un peu moins, mais dans tous les cas, c’est un territoire iranien. Donc, l’Iran ne pouvait pas ne pas répondre.
Et je dirais que Israël a pris un risque calculé, je les vois mal ne pas calculer le risque de frapper une enceinte diplomatique, tout en sachant qu’il y aurait des réactions. C’était un moyen de tester finalement ce dont était capable l’Iran et de le mettre au défi de mettre en cohérence les faits et les discours.
Donc, la question peut être inversée, comment se fait-il qu’Israël ait osé ?
En premier lieu, détourner l’attention des combats à Gaza a sans doute été l’un des objectifs.
Ensuite, éliminer tous ceux qui soutiennent et organisent les mouvements terroristes Hamas et Hezbollah contre Israël. Les Israéliens avaient une opportunité unique en termes d’effet militaire en éliminant des responsables militaires iraniens. Donc là, c’est ce que l’on appelle une cible à haute valeur ajoutée. L’enjeu valait cette prise de risque tout en se préparant au coup d’après avec cette question : qu’est-ce que les Iraniens sont capables de faire militairement aujourd’hui en application de leur discours et leurs menaces ?
Outre le succès de l’élimination physique de hauts responsables iraniens, les 300 drones et missiles n’ont pas montré leur capacité à menacer Israël, et c’est une excellente information pour Israël. La réalité est que les Iraniens ne peuvent pas faire grand-chose aujourd’hui, mais à voir d’ici 2, 3 ou 5 ans. Les Iraniens développeront sans aucun doute leurs capacités militaires.
Pour Israël, en revanche, c’est d’abord rassurer sa population sur la réalité de la menace non nucléaire de l’Iran, c’est aussi rassurer sur ses capacités militaires. Les systèmes antimissiles Arrow 2 et Arrow 3, l’aviation ont montré qu’ils pouvaient intercepter missiles et drones comme en témoignent dans « The Time of Israël » les pilotes israéliens attaquant de nuit des drones avec leurs chasseurs. Sans doute aussi que de nouveaux savoir-faire tactiques vont être enseignés.
C’est aussi concrétiser une défense collective à la fois assurée par des États arabes et occidentaux. Dans le contexte actuel de la guerre à Gaza, cela donne un peu de répit au gouvernement Netanyahu. Les enseignements militaires seront aussi tirés, les cibles iraniennes potentielles étant bien éloignées. Cela aura un effet sur la stratégie militaire.
Et peut-être juste avant d’aller vers la troisième question, une petite question aussi sur la France, parce qu’on sait que la France a aidé Israël à se défendre. Donc il y a beaucoup de questions maintenant, surtout les Ukrainiens, qui se posent la question de comment se fait-il que les Occidentaux n’ont pas aidé, ont aidé Israël. Comment est-ce que l’on peut expliquer l’implication de la France dans la défense d’Israël, tenant compte qu’il n’existe aucun accord de défense mutuelle ?
Ce qui m’a frappé, c’est la communication un peu alambiquée de l’exécutif français pour dire « non, non, ce n’est pas nous, on a fait cela pour défendre notre base contre des éléments potentiellement hostiles arrivés à proximité de notre base », laissant entendre que se sentant menacés, les forces françaises auraient réagi. Quelques jours après, le discours avait changé. La France avait bien participé à cette défense collective de l’espace aérien israélien.
Parlons des Houthis au Yémen, qui perturbent désormais depuis six mois la navigation maritime. La coalition américano-britannique ainsi que l’opération européenne Aspides n’ont apparemment pas produit de résultats satisfaisants. Comment voyez-vous le règlement de cette crise de la mer Rouge ?
Le Yémen, c’est quand même 300 000 morts depuis le début de la guerre en 2015. Cela prouve quand même que les combats ont été importants en général et qu’effectivement la partie nord du Yémen ne s’est pas rendue et que, malgré la cessation des combats, une certaine normalité allait peut-être s’installer.
Suite aux attaques des Houthis sur les navires marchands en raison de l’opération israélienne à Gaza, On a découvert qu’ils avaient une armée, des moyens comme des hélicoptères pour s’emparer de bateaux, des drones marins et aériens, des missiles. Cela fait beaucoup pour un groupe terroriste.
Et ça fait un moment qu’il n’y a plus vraiment de combat entre la partie saoudienne et les Yéménites. Et pour un pays qui n’a pas d’industrie d’armement, en tant que telle, on peut se poser des questions. D’où vient tout l’armement ?
L’Iran ?
Ça se pourrait bien, surtout qu’un certain nombre de navires ont été arraisonnés par les Américains. Ils ne transportaient pas seulement des armes légères, mais aussi des pièces pour missiles. Donc, il y a bien un approvisionnement par l’Iran en matériel de guerre malgré les sanctions antérieures contre les Houthis soumis à embargo. Par conséquent, c’est bien un proxy supplémentaire pour l’Iran pour perturber le commerce mondial et faire pression sur des États pour qu’ils agissent sur Israël.
Alors maintenant, comment résoudre cela ? On n’enverra pas de troupes au sol. Les Saoudiens, avec tous les moyens qu’ils avaient, n’ont pas été capables de réduire la résistance houthie. Donc ce n’est pas nous qui allons le faire. Plusieurs flottes ont été déployées avec des missions différentes. La mission européenne Aspidès à laquelle participe la France assure seulement la protection des navires marchands notamment contre les drones et les missiles. Une mission plus agressive est conduite sous l’autorité des États-Unis avec les Britanniques. Des frappes à terre précises et limitées sur des cibles militaires visent à faire passer un message de « modération » dans les attaques houthies mais les Houthis ont une forte capacité régionale de nuisance.
Maintenant, la résolution de cette crise, je ne la vois pas. Le « Yémen du Nord » veut son indépendance. Il veut revenir à une situation qui existait entre 1962 et 1990 avec une république arabe du Yémen et semble-t-il des fondations religieuses notamment à travers le zaïdisme, une branche du chiisme. La seule réponse au moins temporaire, c’est de ne pas donner de cible aux Houthis, les frapper ou les détruire quand ils menacent les navires militaires ou civils. 12 à 15 % du commerce international franchit le canal de Suez. Je crois que la seule solution raisonnable, parce qu’on n’ira pas faire la guerre au Yémen du Nord, c’est de détourner au moins partiellement ces flux marchands vers le sud de l’Afrique, avec un coût élevé, donc avec une influence sur nos économies, sur les délais d’approvisionnement.
Cela a aussi un impact dont on parle peu, mais réel sur l’Egypte qui dépend des royalties versées lors du franchissement du canal de Suez et dont dépend fortement l’économie égyptienne. L’armée égyptienne se garde bien d’intervenir compte tenu du contexte régional avec le conflit dans la bande de Gaza. Elle ne veut surtout pas revenir au Yémen. La guerre de 1962 à 1970 sous Nasser lui a causé des pertes importantes sans un réel succès militaire.
Aujourd’hui, le seul pays vraiment en otage, c’est l’Égypte. Qu’adviendrait-il de ce pays qui a déjà beaucoup de problèmes socio-économiques, s’il devient encore plus fragile à cause du manque de ressources financières. Indirectement, est-ce que ce ne sera pas une stratégie de l’Iran, non pas de perturber uniquement le commerce international, mais en contraignant l’Égypte à prendre parti dans la guerre à Gaza. Mais sous quelle forme ? Difficile à dire. Manifestement, les réfugiés gazaouis ne seront pas acceptés en Egypte au moins actuellement. Etre un facilitateur comme médiateur dans le conflit ? Pour l’instant ce n’est pas l’Égypte qui est en première ligne et surtout combat les Frères musulmans, donc de fait le Hamas. Faire pression par l’intermédiaire de l’Égypte sur Israël en remettant en cause une alliance militaire, une alliance de voisinage ?
Il y a donc des hypothèses, mais un fait : les Houthis sont parfaitement instrumentalisés par l’Iran pour fragiliser le Moyen-Orient, notamment en agissant sur l’Égypte qui serait la cible principale de ces frappes houthies.
Donc on peut dire qu’il n’y a pas d’issue au règlement de cette crise ?
Oui, je le crois. Cette crise perdurera tant qu’on n’aura pas trouvé de moyens de pression pour neutraliser les Houthis. Il n’en reste pas moins que les États « non moyen-orientaux », concernés par la sécurisation du commerce international ont agi. Cela fait sans doute bien longtemps que des marines de guerre européennes n’avaient pas affronté une menace militaire. Comme en Ukraine, les enseignements devront être tirés.
Il y a cependant une menace militaire sur les Houthis. Ils ne sont pas en situation d’impunité mais face aux prises d’otage des navires ou à leur destruction, cette insécurité devra être réduite au plus bas. Elle pourrait s’appuyer sur un cordon sanitaire grâce à une présence continue des États anglo-saxons et européens malgré un nombre de bâtiments de guerre qui apparaissent insuffisants pour ceux-ci, mais aussi sur les États de la région. N’oublions pas que les Émirats arabes unis ont installé des bases navales tout autour du Yémen depuis bien longtemps. L’Arabie Saoudite est à la frontière nord-est aussi. Voilà donc un cordon sanitaire. Mais ça ne veut pas dire neutraliser la menace, c’est plutôt l’atténuer.
L’influence russe dans la région diminue, le rapprochement entre Israël et les États arabes patine depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier et la riposte israélienne dans la bande de Gaza. Cependant, l’attaque de l’Iran contre Israël semble redonner de l’espoir pour un rapprochement entre Israël et les États du Golfe. À votre avis, quelles seront les conséquences de cet échange de tirs entre l’Iran et Israël pour la région ? Assistons-nous à l’émergence d’un nouveau Moyen-Orient avec l’Iran encore plus isolé et les États arabes poursuivant le chemin du rapprochement et de la stabilisation de la région avec Israël ? Ou suis-je trop optimiste ?
C’est difficile à dire. Je vois mal l’Iran devenir, malgré ses aspirations, une vraie puissance régionale. Elle l’est de fait avec ses 80 millions d’habitants, mais l’Égypte aussi. Vu leurs économies en difficulté, ni l’un, ni l’autre n’ont intérêt à faire une guerre dont on connaît le prix.
Maintenant, est-ce que le rapprochement entre Israël et les pays arabes va continuer ? Pour l’instant, ce n’est pas remis en cause officiellement. Les accords d’Abraham existent toujours entre Bahreïn, les Émirats Arabes Unis qui n’ont pas fermé leur ambassade à Tel Aviv, le Maroc, le Soudan. Il n’y a que le rapprochement avec Riyad qui ait été mis en sommeil parce qu’effectivement, depuis 2015, le prince héritier Mohammed ben Salmane voulait se rapprocher d’Israël. Le roi d’Arabie saoudite, son père, s’y est opposé. Les accords de 2002 – la solution de deux États – était le seul axe de la diplomatie saoudienne.
Cependant, petit à petit, on a vu la désagrégation de ce soutien aux Palestiniens d’une manière discrète, l’absence de solutions persistant. Petit à petit, les États arabes ont écarté la question palestinienne, les intérêts économiques devenant un objectif stratégique comme en témoigne le rapprochement en vue de l’Arabie Saoudite et d’Israël. L’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre l’a remis en cause, au moins temporairement.
Par ailleurs, même s’il y a un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite grâce à la Chine, la méfiance, elle, existe. Les États de la péninsule arabique continuent d’acheter de multiples avions de chasse, des munitions, du matériel blindé. En revanche, il n’y a pas d’alignement sur la politique américaine. Ils ont pris une certaine autonomie sinon une indépendance par rapport aux États-Unis. Ils se sont dégagés de l’emprise américaine. Ils ne veulent pas la guerre. Ils veulent le développement et faire du commerce.
En résumé, l’Iran a une puissance de nuisance sans aucun doute mais une puissance isolée qui n’a pas les moyens de conduire la guerre. En outre, les problèmes intérieurs de l’Iran ne faciliteraient pas une mobilisation de la population iranienne soumise à des sanctions multiples mais aussi à de multiples vexations de ses dirigeants. Une guerre pourrait fragiliser le régime des ayatollahs parce faire une guerre à un ennemi peut s’avérer utile pour rester au pouvoir au nom d’un nationalisme qui rassemble toute la société.
Quelles que soient les circonstances, je n’ai pas le sentiment qu’aujourd’hui, le peuple iranien serait derrière les ayatollahs d’autant que l’Iran est aussi multi-ethnique, qu’il est soumis au terrorisme sunnite, que des tensions importantes existent dans la zone baloutche, avec les Kurdes. Dès lors que vous n’avez pas une nation prête à faire la guerre au nom d’un nationalisme quel qu’il soit, il est difficile pour un gouvernement même autoritaire de s’engager dans une guerre où il risque de périr.
Restent les actions « hybrides » dont il faut tenir compte. N’oublions pas qu’en France, l’Iran a commis des attentats en 1985-86, des tentatives aussi en juin 2018 à Villepinte, de même en Argentine. Il s’est aussi saisi de ressortissants étrangers sur son territoire pour s’en servir de monnaie d’échange. Un comportement d’un État terroriste.
Au XXe siècle, la France a été un acteur majeur et incontournable dans la région. Que reste-t-il de cette influence ? Quel est le rôle de notre pays dans les processus façonnant la région ?
Ça fait bien longtemps que la France n’a plus d’influence dans la région. Le mandat en Syrie — j’ai un de mes parents qui commandait une compagnie méhariste en 1919-1921 pour assurer la sécurité des voies de communication dans la région de Deir ez-Zor — c’était l’époque où, effectivement, on maintenait la Syrie sous contrôle français.
Mais à part le Liban, on voit dans quel état ce pays est aujourd’hui, quelle est notre influence surtout après la décolonisation du Maghreb ? Il convient également de rappeler les événements de 1956, lorsque les forces franco-britanniques et israéliennes ont temporairement repris le contrôle du canal de Suez, avant de devoir se retirer sous la pression des États-Unis et de l’Union soviétique. Bien que cette opération ait été bien planifiée et réussie, les grandes puissances de l’époque ont clairement indiqué aux anciennes puissances coloniales de se retirer. Enfin, la France a soutenu Israël notamment avec une aide à l’accès au nucléaire militaire, jusqu’au moins en 1967 où le général De Gaulle a décidé d’un embargo sur les armes françaises suite à la guerre des Six Jours.
En même temps, on assistait à la croissance de l’influence américaine. Les États-Unis et l’Union soviétique ont démontré qu’ils étaient les acteurs qui dominaient la région. En parallèle, la guerre d’Algérie nous a quelque peu éloigné du monde arabe, et les événements de 1967 ont renforcé cette dynamique. Pour résumer, notre perte d’influence daterait de cette époque, je dirais de 1956 à 1967. Progressivement les anciennes puissances ont été mises dehors, de nouvelles puissances ont pris leur place, en même temps la montée des indépendances s’affirmait.
Cependant nous avons eu des accords avec l’Irak jusqu’en 1988, marquant la fin de la guerre avec l’Iran. Nous avons soutenu Bagdad en raison de contrats d’armement substantiels et de l’accès au pétrole. La France entretenait donc des relations privilégiées avec l’Irak, tandis que celles avec la Syrie étaient pratiquement inexistantes et celles avec Israël étaient considérablement affaiblies. Ainsi, à cette époque, nous conservions encore une certaine influence, mais celle-ci a progressivement diminué. Il est vrai qu’une politique étrangère ne peut reposer uniquement sur la puissance militaire et les livraisons d’armes. Mais Saddam Hussein n’était pas forcément un allié de la France, comme la première guerre du Golfe l’a montré. Nous avons tenté de nous établir en Arabie saoudite, mais les accords de 1945 entre les États-Unis et l’Arabie saoudite ont clairement démontré que ce pays était sous influence américaine.
La France se retrouve à la hauteur de ce qu’elle représente, autrement dit elle n’occupe pas une place importante. Le seul pays véritablement crédible dans la région demeure les États-Unis. En effet, ces derniers ne sont pas seulement une puissance économique, mais surtout une puissance militaire qui assure, au moins théoriquement, la sécurité régionale. Depuis l’administration Obama, les États-Unis ont fourni plus de 3,5 milliards de dollars d’équipement militaire chaque année à Israël, 1,5 milliard à l’Egypte, à la Jordanie. La paix régionale se construit aussi par un équilibre des forces militaires visant à empêcher la prédominance de l’un sur l’autre, tout en protégeant Israël.
Seul reste l’exercice d’une certaine influence sur le Liban, une tradition remontant à Napoléon III, visant à protéger les chrétiens maronites. Nos liens sont davantage d’ordre sentimental en raison de la présence d’une importante communauté libanaise en France. Cependant, même dans ce contexte, les efforts français ont été peu couronnés de succès. Depuis 2020, le président Macron a cherché à y restaurer la stabilité politique, mais les résultats ont été mitigés, avec beaucoup de paroles et peu d’actions concrètes. En général, à l’exception des petits États comme les Émirats arabes unis où une base militaire a été installée et le Qatar, qui partagent certains intérêts communs avec la France en matière de sécurité et d’économie, notre influence au Moyen-Orient est très limitée.
Cependant, il est temps de reconnaître que la diplomatie française ne peut plus se baser uniquement sur la promotion de la langue française, bien souvent le seul objectif visé. Aujourd’hui, la France a peu de pouvoir direct au Moyen-Orient, sauf par le biais du Conseil de sécurité des Nations unies, mais actuellement paralysé en raison de la crise en Ukraine. De plus, la montée en puissance de la Chine dans la région, bien qu’axée principalement sur le commerce, pourrait également changer la donne à l’avenir. Dans l’ensemble, si le Conseil de sécurité reste bloqué, il est probable que notre influence continue de diminuer au moins au Moyen-Orient.
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