À la fin du mois de février, le président français Emmanuel Macron a fait un geste important, secouant ses alliés européens et de l’OTAN avec des déclarations faisant allusion à un potentiel déploiement de troupes françaises en Ukraine. Cette déclaration a été suivie de plusieurs autres émanant de Macron lui-même, de son ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné et de son ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Même si la déclaration initiale de Macron indiquait explicitement qu’il n’y avait pas de consensus entre les alliés, il n’est pas exagéré de dire qu’elle a suscité un vif débat dans les milieux politiques et militaires, dans les médias et la société civile. Un mois après sa déclaration, Le Figaro a publié cinq scénarios dans lesquels les troupes françaises pourraient être déployées en Ukraine.
Le premier scénario prévoit que Paris installe des usines d’armement en Ukraine et envoie ses troupes pour les défendre. La France et l’Allemagne ont déjà annoncé la mise en place d’une production conjointe d’armes en Ukraine, ce qui nécessiterait très probablement un partenariat avec une coentreprise ukrainienne. Ce scénario semble toutefois peu probable car, premièrement, il n’est pas nécessaire de déployer des troupes pour assurer la sécurité d’une telle installation et, deuxièmement, la sécurité peut être assurée avec l’aide de sociétés militaires privées ou même d’unités locales de la Garde nationale ukrainienne.
Dans le second scénario, les troupes françaises pourraient être déployées en Ukraine pour des missions de déminage et de formation. Il convient de noter que Paris assure déjà la formation des soldats ukrainiens en Pologne et en France. Jusqu’à présent, près de 10 000 soldats ukrainiens ont été formés par les forces armées françaises. Étant donné qu’avant l’invasion à grande échelle, plusieurs pays formaient les soldats ukrainiens sur le sol ukrainien, et il ne faut pas exclure la possibilité d’une formation au centre d’entraînement de Yavoriv, dans l’ouest de l’Ukraine, ou dans un lieu non divulgué, mais cela ne produira pas d’effet important sur les Russes et ne fera pas de différence dans cette guerre. Mais la présence de troupes françaises, disons, à Yavoriv pourrait dissuader les Russes de lancer des attaques de missiles sur ce site, et malgré certaines déclarations bellicistes de responsables russes, tels que le vice-président de la Douma d’État russe, Pyotr Tolstoy, Moscou craindrait plutôt de tuer les soldats français et d’entraîner la France dans le conflit. L’aide au déminage semble également plausible.
La « défense d’Odessa » est mentionnée comme troisième scénario, et il semble à ce stade qu’il s’agisse d’un scénario alarmiste, dans lequel la ligne de front est brisée par les troupes russes qui progressent rapidement dans le sud et l’est de l’Ukraine et parviennent à avancer jusqu’à la rivière Dnipro. À ce jour, rien n’indique que cela se produira prochainement, même sans l’aide des États-Unis. Toutefois, dans un tel scénario désastreux pour l’Ukraine, la défense d’Odessa serait logique puisque l’Ukraine n’est pas économiquement viable sans accès à la mer. En outre, la présence d’un fort contingent français ou dirigé par la France empêcherait la Russie d’aller plus loin sans risquer un conflit plus large avec un ou plusieurs États de l’OTAN, voire avec l’ensemble de l’OTAN. En théorie, un tel scénario semble donc possible, mais seulement dans des circonstances extrêmes.
Le quatrième scénario prévoit la création de « zones de sécurité » en Ukraine. Dans un tel scénario, on peut imaginer que des troupes françaises ou dirigées par la France sécurisent, par exemple, la frontière entre l’Ukraine et le Belarus, rendant ainsi des troupes supplémentaires à la disposition des Ukrainiens pour combattre les Russes à l’Est. Cela pourrait également réduire considérablement la probabilité d’une nouvelle offensive russe utilisant le territoire bélarussien. En outre, de telles zones de sécurité pourraient également être établies dans des endroits stratégiques afin de dissuader les Russes d’y lancer une attaque ou des frappes de missiles. Un tel déploiement, ainsi que le troisième scénario, susciterait la peur au sein de la société française et s’ajouterait aux efforts déployés par la Russie dans le domaine de l’information pour stimuler le sentiment anti-guerre et orchestrer des manifestations en France. Un tel scénario pourrait également être envisagé en cas de victoire des Ukrainiens, qui libéreraient leur territoire et rétabliraient l’intégrité territoriale conformément aux frontières internationalement reconnues de 1991 ; le contingent étranger pourrait contribuer à sécuriser ces frontières, dissuadant les Russes de lancer de nouvelles attaques, mais il est difficile de l’imaginer sans un fort soutien de l’opinion publique.
Enfin, le cinquième scénario est celui du « combat dans les tranchées », qui semble impossible dans les circonstances actuelles. Même si l’opinion publique est malléable, il demeure aujourd’hui défavorable à l’envoi de troupes en Ukraine. Par exemple, selon IPSOS, 51 % des Français sont défavorables à l’envoi de troupes en Ukraine, et seulement 24 % y sont favorables. Selon l’IFOP, 27 % des Français sont favorables à l’envoi de troupes françaises dans le cadre d’une coalition de l’UE, et seulement 22 % soutiennent une telle décision si la France fait cavalier seul. On peut affirmer qu’un tel scénario ne peut être imaginé qu’en cas d’attaque russe contre l’un des États membres de l’OTAN, et le déploiement de troupes en Ukraine pour combattre dans les tranchées deviendrait une option dans le cadre d’un conflit conventionnel plus large avec la Russie.
Ceci étant dit, il est important de comprendre qu’à ce stade, tous ces scénarios sont spéculatifs et ne peuvent être sérieusement envisagés, à l’exception peut-être des missions de déminage et de formation. Il convient toutefois de mentionner l’aspect non militaire des déclarations du président Macron et ce qu’il a pu réaliser.
Primo, auparavant, c’était surtout la Russie qui avait l’habitude de jouer l’escalade et d’agir de manière proactive, alors que les États occidentaux étaient surtout réactifs, qu’il s’agisse du domaine cybernétique, des opérations d’information, de l’Afrique ou de l’Ukraine. Moscou avait l’initiative et la certitude qu’il n’y avait pas de risque de confrontation avec l’Occident si la Russie décidait de lancer une invasion à grande échelle de l’Ukraine. Nous nous souvenons tous du message de la Maison Blanche selon lequel les États-Unis n’interviendront pas militairement dans le conflit. On se souvient également des tentatives d’Emmanuel Macron de discuter avec Poutine, qui n’ont pas été productives. Par conséquent, le changement d’approche, au moins dans la rhétorique, introduit un certain degré d’incertitude stratégique pour les Russes puisqu’ils ne sont plus entièrement sûrs que les Français n’oseraient pas d’agir de cette façon, auparavant complètement exclu par le Kremlin.
Secundo, ces discussions se sont déroulées à huis clos entre les alliés et aucun consensus n’a été atteint jusqu’à présent. Toutefois, en mettant le sujet sur la place publique, Emmanuel Macron a non seulement tenté de faire monter les enchères, mais il est également apparu comme un possible leader de l’Europe — la place que l’Élysée s’efforce d’avoir. Il a également été perçu positivement en Europe centrale et orientale, même si ces États n’ont pas exprimé leur soutien à de telles actions, à l’exception des États baltes. Cela a cependant contribué à améliorer l’image de la France dans cette partie de l’Europe.
Tertio, au lendemain des élections européennes, le président de la République est apparu comme le seul dirigeant sérieux prêt à défendre l’Europe, ses valeurs et sa sécurité, en particulier dans le contexte de l’approche des élections américaines et de l’incertitude qui plane sur le rôle des États-Unis dans la sécurité de l’Europe. Cependant, bien que Macron ait payé d’une baisse de popularité d’un point, selon un sondage IFOP de mars 2024, de telles déclarations et un changement de position peuvent potentiellement aider son parti à mobiliser plus de soutien à l’approche de la date des échéances européennes.
Et, quarto, le fait de porter cette question dans le domaine public peut également être considéré comme un élément de préparation de l’opinion publique à un scénario possible d’une future confrontation entre la Russie et l’OTAN. À l’heure actuelle, personne ne sait de quel type d’informations disposent les services de renseignement français, et la Russie prépare peut-être des scénarios hybrides, par exemple dans les États baltes, qui nécessiteraient une réponse musclée.
Dans tous les cas, de telles déclarations devraient être accueillies favorablement puisqu’elles réduisent l’esprit de décision des Russes, mais si elles ne sont pas étayées par des mesures concrètes à long terme, elles pourraient produire un effet inverse, ne faisant que renforcer la confiance du Kremlin dans l’incapacité de l’Occident.
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