La fin de l’année a été marquée par la chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie. Nous nous sommes entretenus avec Nathaniel Garstecka, journaliste au périodique d’opinion polonais « Wszystko co Najwazniejsze », afin de revenir sur les événements les plus marquants de l’année écoulée. L’entretien a été mené par Denys Kolesnyk, consultant et analyste français basé à Paris.
Cette année a été riche en événements importants et parmi les plus marquants figurent les élections européennes et les élections législatives anticipées en France. Quelle est votre analyse de ces résultats en ce qui concerne l’Union européenne et la France ?
Sur les élections européennes, je peux dire que les équilibres politiques globaux n’ont pas connu de bouleversements majeurs. La coalition PPE, Renew et socio-démocrate, bien que fragilisée, conserve la majorité absolue. Cela a permis de reconduire Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne malgré quelques dissensions internes. Donc, il faut dire qu’il n’y a pas eu de tremblement de terre politique à l’échelle de l’UE, alors que la perte de certains sièges illustre une remise en question progressive de ces alliances traditionnelles par les populations de certains États du bloc.
En ce qui concerne la France, il faut dire que la situation est bien plus critique. Les élections législatives anticipées, provoquées par les résultats des partis politiques français aux élections européennes, notamment ceux du Rassemblement national qui a enregistré un score historique, ont marqué un tournant significatif dans la politique nationale.
Emmanuel Macron, en dissolvant l’Assemblée nationale, a pris un risque politique considérable, misant sur une « clarification » qui s’est révélée être un échec. Cette dissolution a coûté la majorité relative à son bloc, qui avait déjà perdu la majorité absolue en 2022, ce qui a plongé la France dans une crise politique sans précédent. Les électeurs, frustrés par une économie stagnante et une gestion du pays perçue comme déconnectée de la réalité, ont exprimé leur mécontentement par un « vote sanction ».
Le paysage politique français témoigne d’une polarisation accrue. Les partis traditionnels, naguère dominants, sont désormais relégués à des rôles marginaux. Ici nous pouvons mentionner Les Républicains (RN) et le Parti socialiste (PS). Cette situation reflète une crise profonde de représentation, où le centre peine à répondre aux attentes d’une population de plus en plus désillusionnée par des promesses non tenues et des politiques jugées inefficaces. Cette dynamique, combinée à l’incertitude économique, crée un terrain fertile pour des alternatives perçues comme plus audacieuses et en rupture avec l’establishment, d’où le vote pour le Rassemblement national et La France insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon.
Par ailleurs, les implications européennes des résultats français ne peuvent être sous-estimées. La montée des partis eurosceptiques, même si elle reste limitée à certains pays, pourrait affaiblir la capacité de l’Union européenne à avancer sur des dossiers cruciaux. Les tensions internes à l’UE, exacerbées par des résultats électoraux nationaux divergents, renforcent l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses. Cette évolution pose des questions fondamentales sur la direction future du projet européen et sur la place de la France en son sein.
Mais comment pourriez-vous expliquer un tel résultat du Rassemblement national à droite et de La France insoumise à gauche ? S’agit-il purement d’un « vote sanction » que vous avez déjà évoqué ou il y avait-il d’autres facteurs ?
Disons que toutes les spéculations sont permises, mais nous ne le saurons probablement jamais. De toute façon, cela n’a plus grande importance, car Emmanuel Macron a perdu les législatives anticipées qu’il avait lui-même imposées. Déjà, il n’avait pas la majorité absolue, l’ayant perdue en 2022. Mais cette fois-ci, il a même perdu la majorité relative.
Le bloc central n’est plus le principal bloc. La gauche est passée devant, créant une nouvelle crise politique, avec une opposition totale de la part de ce camp. Ainsi, nous vivons aujourd’hui les conséquences d’une dissolution qui n’a pas donné de majorité claire à l’Assemblée nationale, empêchant la constitution d’une coalition gouvernementale naturelle.
Pour gouverner, le centre et le centre-droit ont dû s’allier, négocier et, au passage, composer avec le Rassemblement National pour obtenir son abstention tacite. Ils se sont placés sous la coupe de Marine Le Pen, qui, en position de force, a pu décider du sort de ce gouvernement. Elle a choisi de le faire tomber en baissant son pouce, avant même le vote du budget.
Tout le monde s’attendait à ce que le gouvernement Barnier tombe après le vote du budget, mais pas avant. Pourtant, en décembre 2024, la chute est survenue plus tôt que prévu, en raison de la situation économique catastrophique du pays et de l’impossibilité de présenter un budget satisfaisant. Le déficit oscille entre 6 et 7 %, avec une dette nationale atteignant 3200 milliards d’euros, soit 110-115 % du PIB. Nous payons le prix de 60 ans de politiques socialistes, de régulations excessives, d’impôts, de taxes et de gestion dirigiste.
On ne peut pas blâmer uniquement l’Union européenne. Certes, les normes imposées par Bruxelles s’ajoutent aux nôtres, mais nous avons largement contribué à notre propre asphyxie économique. Cette sclérose, fruit de décennies de gestion à crédit, a rendu inévitables des coupes dans les dépenses publiques ou des hausses d’impôts. Or, ces mesures n’ont pas passé le cap politique.
Le RN a saisi cette occasion pour faire tomber le gouvernement, et nous sommes désormais plongés dans une nouvelle crise, avec un cabinet Bayrou auquel on ne promet pas de grand succès. Mais comment sommes-nous arrivés là ?
Pour analyser cette situation, il faut remonter à 2017, lors de la victoire d’Emmanuel Macron. La Ve République est conçue pour favoriser un bipartisme entre socialistes et gaullistes. Mais en 2017, Macron a fait exploser ce système. Il a créé un bloc central puissant, isolant les extrêmes, à savoir LFI et le RN, tout en essayant de bâtir un attelage entre centre-gauche et centre-droit. Ce modèle ne pouvait durer éternellement, et il a tenu à peine un mandat complet.
Cela explique en partie pourquoi les Français ont favorisé les partis extrêmes — LFI et RN. Beaucoup de citoyens français, déçus par les partis traditionnels (socialistes et républicains), ont cherché une alternative. Ceux désillusionnés par le Parti socialiste centrisé se sont tournés vers LFI. Ceux qui ne se reconnaissaient plus dans le centre-droit modéré (ex-UMP/LR) ont opté pour le RN.
Politiquement, cette polarisation est une conséquence directe de la constitution d’un bloc central. Dans l’ancien système, les mécontents de la gauche votaient pour la droite, et inversement. Désormais, les mécontents du bloc central se tournent vers les extrêmes, qu’ils soient de gauche ou de droite.
En ce qui concerne la société, le mécontentement général est alimenté par plusieurs facteurs : une économie en crise, des déficits creusés, un système médical et social au bord du gouffre, une insécurité croissante et un sentiment d’érosion culturelle. La mondialisation, qui favorise certains mais en marginalise d’autres, a laissé sur le carreau une partie des classes populaires et moyennes, écrasées par les impôts pour financer les déficits publics.
Et il faut dire que cette situation ne concerne pas uniquement la France. Partout dans le monde occidental on observe des phénomènes similaires : l’AFD en Allemagne, le Brexit au Royaume-Uni, Donald Trump aux États-Unis, en plus la crise démographique qui aggrave davantage les tensions.
Enfin, il est important de rappeler que cette situation ne date pas de la présidence Macron. Cette présidence est plutôt le produit de décennies de mauvaise gestion, menées par des gouvernements socialistes et centristes, qui ont conduit la France à son état actuel.
Alors, changeons de registre et parlons de Donald Trump, récemment élu. Qu’_attendez-vous de sa politique_ étrangère ?
Je pense que de nombreux événements qui se sont déroulés ces dernières semaines, qu’il s’agisse de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine ou du conflit au Proche-Orient, ont été directement ou indirectement influencés par l’élection de Donald Trump. D’ailleurs, n’oublions pas que Trump a été déjà élu en 2016 et nous pouvons tirer quelques indices de son administration précédente pour essayer de deviner ce qui pourrait se passer à l’avenir.
Pour être honnête, en août et début septembre, j’étais convaincu que les démocrates allaient gagner. Puis j’ai écouté les premières interviews de Kamala Harris, la candidate démocrate, et j’ai observé la mise en place par les Républicains d’un réseau de surveillance des bureaux de vote. Il faut rappeler que lors de l’élection de 2020, sans parler de fraude massive, il y a eu des irrégularités qui ont quelque peu entaché la légitimité du scrutin dans certains États clés.
À partir de ce moment-là, la victoire démocrate me semblait de plus en plus incertaine, et l’élection de Trump n’a donc pas été une surprise. Pourtant, contrairement à la propagande républicaine qui a parlé d’un « landslide » ou d’une victoire écrasante, ce n’était pas le cas. Une véritable victoire écrasante, c’était Ronald Reagan en 1984, remportant quasiment tous les États. En 2024, l’élection a été serrée : elle s’est jouée à 30000 voix dans le Wisconsin, 80000 dans le Michigan et 120000 en Pennsylvanie, soit un peu plus de 200000 voix au total. Ces quelques voix dans trois États auraient suffi pour donner la victoire aux démocrates. Il est donc essentiel que Donald Trump et les Républicains prennent conscience que ce n’était pas un plébiscite.
En ce qui concerne la politique de Donald Trump, je voudrais souligner que la plupart des commentateurs semblent oublier qu’il a déjà été président. Certes, la situation mondiale a changé depuis, mais nous connaissons son style de gouvernance et ses priorités, qui n’ont pas vraiment évolué.
Le style de Trump repose sur la doctrine « peace through strength », un slogan hérité de Ronald Reagan. Il ne cherche pas à résoudre les conflits par la force ou à déclencher des guerres, mais plutôt à les geler grâce à des accords, des négociations et, si nécessaire, à des pressions économiques. Cela s’est notamment illustré avec la Russie : on a tendance à l’oublier, mais Donald Trump avait imposé des sanctions sur Nord Stream 2 et avait renforcé le flanc oriental de l’OTAN en Pologne et dans les pays baltes, contrairement à ce que certains disent lorsqu’ils accusent Trump d’avoir « vendu l’Europe à Vladimir Poutine ». Ce sont les Européens eux-mêmes – Allemands, Français, Hollandais – qui ont signé les accords Nord Stream.
L’avantage de la méthode Trump est qu’elle privilégie la négociation pour éviter les conflits ouverts. Durant son mandat, il a rompu l’embargo silencieux sur la livraison d’armes à l’Ukraine en livrant les missiles anti-char Javelin tout en imposant une pression diplomatique sur Poutine. Sa stratégie avait alors permis de contenir les tensions, sans pour autant régler le problème en profondeur.
Cependant, cette méthode a un inconvénient majeur : elle repose entièrement sur celui qui l’applique. En figeant les conflits plutôt qu’en les résolvant, leur réactivation devient inévitable dès lors que le dirigeant en question quitte la Maison Blanche. Cela a été le cas avec l’Ukraine, où l’invasion à grande échelle a suivi le départ de Trump.
Quand Joe Biden a déclaré, quelques jours avant l’invasion russe, qu’une « petite incursion » serait tolérée, cela a envoyé un signal désastreux à Vladimir Poutine. Certes, l’armée ukrainienne a montré un courage exemplaire, mais cette situation révèle l’échec de l’approche Biden.
Les partisans de Trump affirment qu’il serait capable de geler à nouveau le conflit en Ukraine, apportant ainsi une forme de paix. Mais cette solution n’est pas durable. Trump, comme tout président, n’a que quatre ans. Et même si son successeur partageait sa vision, cette instabilité demeure un risque. Poutine, lui, restera probablement au pouvoir à moins d’être renversé, et rien ne garantit que son successeur serait plus conciliant.
En ce qui concerne le Proche-Orient, Donald Trump tenterait probablement de renouveler les accords d’Abraham, disons les accords d’Abraham 2.0, en rassemblant l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et Israël contre l’Iran et ses alliés régionaux. Cette stratégie commence déjà à se dessiner.
Juste pour clarifier, parce qu’en France, on a quand même beaucoup de voix qui sont vraiment mécontentes de l’arrivée de Trump au pouvoir. À votre avis, quelle est la raison d’une telle réception froide de Donald Trump par les Français ?
Il y a effectivement plusieurs facteurs à prendre en compte. D’abord, il y a l’anti-américanisme traditionnel en France, une forme de défiance culturelle et historique vis-à-vis des États-Unis. Ensuite, il y a l’anti-conservatisme des élites françaises, qui rejettent systématiquement tout ce qui pourrait être associé à une vision conservatrice ou nationaliste du pouvoir. Lorsque l’on combine ces deux éléments, cela produit une haine presque viscérale de Donald Trump. Mais ce phénomène ne concerne pas seulement Trump. Souvenons-nous de l’époque où George W. Bush était président : il était perçu comme un va-t-en-guerre ou un idiot par une partie des médias français.
À l’inverse, lorsque Barack Obama était président, malgré une politique qui a contribué à la déstabilisation de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient avec les « printemps arabes » – que je préfère appeler « printemps islamistes » –, malgré sa politique de « reset » avec la Russie, il a été idéalisé. Il représentait « la lumière », « l’espoir », « la modernité ». Il était jeune, charismatique, il jouait au basket et il était même prix Nobel de la paix. En réalité, c’était davantage une question d’image qu’une analyse lucide de sa politique étrangère.
Quant à Donald Trump, son slogan « America First » renforce cette perception négative. Ce n’est pas de l’isolationnisme pur, mais une politique centrée de manière rigoureuse sur les intérêts américains. Par exemple, Trump exige des pays membres de l’OTAN qu’ils respectent leurs engagements financiers, notamment la contribution de 2% du PIB à la défense. C’est une demande légitime au regard des accords. Mais la France, par défiance ou pour marquer sa singularité, fait souvent exprès de rester juste en dessous de cette barre symbolique – à 1,99 %, par exemple. Je le vois comme une manière de dire : « Nous ne sommes pas suivistes, nous sommes Français, indépendants et fiers ».
Il faut également prendre en compte cette idée d’une « autonomie stratégique » française, que défend Emmanuel Macron. Cette politique historique d’équilibre entre les États-Unis et l’URSS, et puis la Russie, souvent vantée, est en réalité assez récente : elle date des années 1960. Avant cela, la France a toujours été engagée dans les grands conflits européens et mondiaux. L’indépendance des États-Unis, par exemple, doit beaucoup au soutien décisif de la France contre le Royaume-Uni.
Ce n’est que depuis que la France a perdu son rang de puissance mondiale, à partir des années 1960, qu’elle a cherché à jouer cette carte de l’équilibre. Aujourd’hui, cela se traduit par une politique d’affirmation stratégique, parfois teintée de défiance vis-à-vis des États-Unis.
Pour résumer, l’accueil réservé à Donald Trump par les Français s’explique par un mélange de défiance culturelle, de rejet idéologique du conservatisme et d’une volonté d’affirmer une position indépendante sur la scène internationale.
Et en Pologne, comment est-ce qu’on a perçu la victoire de Trump aux élections ?
En Pologne, la perception de la victoire de Donald Trump a été très marquée et révélatrice des divisions politiques du pays. La Pologne est l’un des plus grands alliés des États-Unis au sein de l’Union européenne. Certains vont même jusqu’à l’accuser d’être un « cheval de Troie » américain, une critique qui existe depuis l’entrée du pays dans l’UE. Il faut dire que l’on disait déjà la même chose du Royaume-Uni à l’époque.
Les conservateurs polonais, très pro-américains, ont salué la victoire de Trump. On sait d’ailleurs que Donald Trump entretenait d’excellentes relations avec le président polonais Andrzej Duda. Mais même lorsqu’un président démocrate est au pouvoir à Washington, les conservateurs polonais s’efforcent de maintenir de bonnes relations avec les États-Unis.
À l’inverse, le camp progressiste, que l’on pourrait qualifier de centre-gauche « pro-européen », actuellement au pouvoir adopte une position différente. Plus proches de l’Allemagne et de Bruxelles, ils perçoivent les États-Unis à travers le prisme des guerres en Irak et en Afghanistan. Leur priorité est davantage orientée vers le fédéralisme européen, la paix et le bien-être, et ils prônent souvent une politique de reset avec la Russie. Rappelons, par exemple, que ce n’étaient pas les conservateurs comme Jarosław Kaczyński, mais bien les libéraux de Donald Tusk qui, il y a 12 ans, avaient initié cette approche avec la Russie. On se souvient notamment de la proximité affichée entre le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Radosław Sikorski, et son homologue russe Sergueï Lavrov, qui fait encore polémique aujourd’hui.
En bref, la victoire de Trump a été saluée par la droite traditionnelle polonaise, tandis que le camp progressiste et libéral s’est montré beaucoup plus réservé, voire critique. Toutefois, il est important de noter que, quel que soit le pouvoir en place, les Polonais, dans leur ensemble, restent profondément pro-américains. Et avec l’élection présidentielle polonaise qui s’approche, cette dynamique risque de jouer un rôle crucial.
Et justement cela nous mène à la questions suivante. Les élections législatives polonaises de l’année dernière ont marqué un tournant signant la fin du gouvernent PiS au pouvoir depuis 2015. Quel est le bilan, selon vous, de la première année du gouvernement Tusk ?
La première année du gouvernement de Donald Tusk s’avère déjà marquée par des difficultés structurelles. Il s’agit d’une coalition fragile, composée de trois blocs politiques eux-mêmes formés de plusieurs partis, ce qui complique la prise de décisions. Ce gouvernement repose sur une alliance d’environ 8 à 10 partis — un équilibre précaire.
Cette diversité interne a rapidement révélé des tensions. L’un des projets phares promis durant la campagne, la dépénalisation de l’avortement, a échoué à la Diète. Non pas à cause de l’opposition du PiS, mais en raison du veto du PSL, un parti agrarien de centre-droit modérément conservateur, membre de la coalition. Cette division a mis en lumière les fractures internes.
Une autre source de friction concerne la volonté de certains de traîner devant les tribunaux les anciens responsables du PiS, dont Jarosław Kaczyński. Sur ce point, Szymon Hołownia, leader du parti Pologne 2050, affilié au groupe centriste Renew au Parlement européen, exprime des réserves. Ces désaccords se sont intensifiés au point que Donald Tusk lui-même lance des piques sur les réseaux sociaux contre ses partenaires de coalition, créant un climat de tension au sein du gouvernement.
De plus, le gouvernement Tusk doit composer avec le président polonais, Andrzej Duda, issu du PiS, qui conserve son poste jusqu’en mai-juin 2025. En tant que conservateur, il utilise systématiquement son droit de veto pour bloquer les réformes ambitieuses de la coalition. Cela contraint Donald Tusk à se limiter à l’expédition des affaires courantes et à prendre le contrôle des sociétés publiques, des médias et des institutions culturelles, sans pouvoir mener de réformes structurelles majeures.
Ces limites institutionnelles feront de la présidentielle de 2025 un enjeu crucial. La coalition progressiste centrera sa campagne sur un message clair : « Si vous voulez que nous gouvernions pleinement et que nous réformions la Pologne, élisez Rafał Trzaskowski. » Le maire de Varsovie, déjà candidat malheureux en 2020, est cette fois donné favori dans les sondages. De son côté, le PiS jouera sur la nostalgie des années où il était au pouvoir, arguant que « sous nous, c’était mieux », reprenant en quelque sorte la stratégie de Donald Trump.
En matière de politique étrangère, les changements sont minimes. Sur la question de l’immigration illégale venue du Proche et Moyen-Orient, Donald Tusk a adopté une ligne de continuité avec le PiS. Il n’hésite pas à se mettre en scène à la frontière, posant devant des clôtures et des dispositifs de défense pour montrer sa fermeté.
Concernant les États-Unis, la position polonaise reste tributaire des élections présidentielles américaines. Donald Tusk sait qu’il devra composer avec Donald Trump vu que ce dernier revient au pouvoir. La relation entre la Pologne et les États-Unis demeure stratégique, et aucun gouvernement polonais, quel qu’il soit, ne prendra le risque de la remettre en question.
Vous avez évoqué la question des menaces hybrides à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, notamment l’instrumentalisation des migrants par le régime de Loukachenko, soutenu par la Russie. Ces stratégies de guerre hybride, que l’on a particulièrement observées en 2020-2021, ont fortement impacté la sécurité polonaise. Face à cette situation, on remarque aujourd’hui une tentative de relancer les relations bilatérales franco-polonaises et de revitaliser le Triangle de Weimar, qui rassemble la France, l’Allemagne et la Pologne. Comment percevez-vous le rôle de la Pologne dans ces relations franco-polonaises et plus largement dans l’avenir sécuritaire de l’Europe, alors que le flanc Est de l’OTAN reste central face à l’agressivité russe ?
À mon avis, le rôle de la Pologne dans la sécurité européenne est déterminant, central, voire crucial, et il est temps que les autres pays européens, notamment la France, en prennent pleinement conscience.
La Pologne occupe une position stratégique unique en Europe : elle est frontalière de la Russie, de l’Ukraine, du Bélarus et de l’Allemagne. Cette situation géographique fait d’elle un pilier du flanc Est de l’OTAN et un acteur clé dans les dispositifs sécuritaires européens. De plus, l’histoire mouvementée de la Pologne avec la Russie – marquée par les occupations, les partages et les résistances – nourrit une vigilance constante face aux ambitions russes.
Depuis plusieurs années, la Pologne a entrepris un réarmement massif pour renforcer sa sécurité. Sous les conservateurs, le pays a investi dans des équipements de pointe : chars Abrams achetés aux États-Unis, chars K2 en provenance de Corée du Sud, avions F-35 américains, et satellites français. L’objectif affiché est clair : faire de la Pologne la première armée conventionnelle d’Europe.
Tant que l’armée européenne reste un projet lointain, la Pologne maintient des relations solides avec les États-Unis, indépendamment de la couleur politique de la Maison-Blanche. Washington demeure son partenaire stratégique principal pour assurer sa défense face à la menace russe.
L’un des défis majeurs reste la guerre hybride menée par la Russie et le Bélarus. L’instrumentalisation des migrants du Proche et Moyen-Orient, comme on l’a vu en 2020-2021, a largement affecté la sécurité polonaise. Les services bélarusses acheminent ces migrants jusqu’à la frontière, les équipant parfois de couteaux et de pinces pour franchir les barrières. Malgré la construction d’une clôture sous le gouvernement PiS, la frontière reste poreuse. Des milliers de clandestins sont ainsi entrés en Pologne avant de poursuivre leur route vers l’Allemagne, qui tente aujourd’hui de les refouler vers la Pologne.
Cette situation place le gouvernement actuel, dirigé par Donald Tusk, face à un dilemme moral. Pendant la campagne, ses alliés critiquaient la gestion conservatrice de cette attaque hybride, appelant à plus de compassion pour les migrants. Des scènes mémorables montrent des députés de la Plateforme civique apportant vivres et nourriture aux clandestins. Aujourd’hui, Donald Tusk semble avoir changé d’approche en adoptant une politique plus ferme. C’est un pas dans la bonne direction, mais il faudra observer si cette fermeté sera maintenue à long terme.
La menace ne se limite pas aux frontières physiques. La Russie mène également une guerre informationnelle : propagande, fake news, manipulation des réseaux sociaux, actes de provocation dans l’espace public… Ces stratégies visent à semer le trouble au sein de l’opinion publique polonaise et occidentale, avec notamment des discours anti-ukrainiens qui alimentent les divisions internes. Cette guerre hybride est un combat à part entière, qu’il est crucial de mener dans l’espace informationnel.
Pour résumer, la Pologne est un acteur clé pour le futur sécuritaire de l’Europe. Elle se trouve au cœur d’un environnement particulièrement dangereux, entourée par des États directement impliqués dans la politique agressive de la Russie. Du point de vue géographique et géostratégique, la Pologne est au centre du dispositif défensif de l’Europe centrale et orientale, entre la Finlande au nord et la Roumanie au sud.
Par ailleurs, historiquement, la Pologne a toujours été une cible privilégiée de l’expansionnisme russe, et il serait naïf de penser que la situation s’arrêtera en Ukraine. Si l’Ukraine venait à tomber, c’est bien la Pologne qui deviendrait la prochaine ligne de front. Et donc, la prise de conscience de ce rôle crucial par les partenaires européens, notamment dans le cadre du Triangle de Weimar, sera déterminante pour l’avenir de la sécurité collective européenne.
Parlons maintenant de l’événement de ces derniers jours qui a bouleversé l’agenda géopolitique au Moyen Orient et ici j’entends le chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie. Quelles en sont les conséquences géopolitiques, selon vous ?
La chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie marque un tournant majeur, avec des conséquences géopolitiques multiples et complexes, tant pour le Moyen-Orient que pour l’Europe.
La première conséquence est la menace immédiate qui pèse sur les intérêts russes en Syrie, notamment sur leur base navale stratégique de Tartous et la base aérienne de Khmeimim, ainsi que leurs positions à Lattaquié. Si le nouveau régime exige des Russes qu’ils abandonnent ces bases, ça représentera un coup sévère pour le Kremlin.
La Syrie a connu un effondrement brutal. Les soldats loyalistes ont abandonné le terrain, laissant derrière eux leur matériel militaire, une scène rare dans l’histoire militaire récente. Ce retrait précipité est un véritable revers pour l’image de la Russie et de l’Iran, qui apparaissent affaiblis aux yeux de leurs alliés et adversaires. La Russie, en particulier, se positionnait comme un pilier de l’axe anti-occidental. Aujourd’hui, sa position et son image sont sérieusement entamées.
Pour l’Ukraine et ses alliés occidentaux, cette situation est une source de galvanisation. Cela montre que la Russie n’est pas aussi invincible qu’elle le prétend, même lorsqu’elle investit massivement dans un conflit. Si la Russie perd Tartous, cela compromettrait ses ambitions en Afrique, où elle utilise cette base comme un point de départ pour ses expéditions militaires et logistiques. Ce serait donc une opportunité pour la France, qui a des intérêts en Afrique.
Cependant, la chute d’Assad laisse place à de nouvelles incertitudes. La Syrie pourrait sombrer dans une nouvelle guerre civile entre factions rebelles. Il existe un risque réel de résurgence de l’État islamique ou d’autres groupes djihadistes, ce qui pourrait entraîner une nouvelle vague migratoire vers l’Europe, comme celle de 2014-2015.
C’est là l’une des principales inquiétudes pour l’Europe : une crise migratoire massive et incontrôlée. Ce risque est réel, mais il est avant tout technique et politique, donc pas insurmontable. Nous avons les outils pour sécuriser nos frontières et prévenir l’arrivée de ces flux. Ce qui nous manque, c’est la volonté politique.
Au-delà des enjeux sécuritaires, cette guerre par procuration est également un test de crédibilité pour l’Occident. Si nous nous retirons face à la Russie et à l’Iran, quel signal enverrons-nous à des partenaires comme Taïwan ou l’Ukraine? Notre capacité à influencer les conflits, même indirectement, est cruciale pour affirmer notre leadership mondial.
De plus, les succès militaires – même dans des guerres par procuration – ont une dimension économique. La capacité d’un pays à vendre sa protection ou son armement repose sur sa démonstration d’efficacité. La chute d’Assad, si elle est exploitée stratégiquement, peut renforcer l’image de la France comme un acteur influent et crédible dans les conflits régionaux.
Enfin, il ne faut pas oublier que l’Europe occidentale, notamment la France et la Grande-Bretagne, entretient des liens historiques avec le Moyen-Orient, depuis les mandats coloniaux (et bien avant) jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à l’Europe centrale, où ces enjeux restent plus abstraits, ces régions nous concernent directement. De plus, l’immigration massive en provenance du Proche-Orient a, depuis des décennies, importé ces conflits sur notre sol.
Pour terminer, je voudrais souligner encore une fois que la chute du régime syrien est un événement majeur qui affaiblit la Russie et l’Iran tout en posant des défis sécuritaires pour l’Europe. L’Occident doit capitaliser sur ce moment pour renforcer son influence tout en protégeant ses frontières. Les moyens techniques et militaires existent. Ce qu’il manque, c’est une véritable volonté politique pour répondre à ces défis et assurer notre sécurité.