Nous avons eu l’honneur de nous entretenir avec Guillaume Ancel, ancien officier et écrivain français, l’auteur de plusieurs récits sur des sujets de guerre, sur le Rwanda, Sarajevo ou encore le Cambodge dans lequel il a opéré. Son dernier livre s’appelle Saint-Cyr, à l’école de la Grande Muette » chez Flammarion. L’entretien à été mené le 24 avril 2024 par Denys Kolesnyk, analyste et consultant français.
La semaine dernière, l’Iran et Israël ont échangé de frappes. À votre avis, quels objectifs poursuivaient-ils et quels buts ont été atteints?
Cet échange de frappes est compliqué, parce que l’objectif qui était visé en particulier par les alliés d’Israël était d’empêcher une escalade régionale. Si l’on revient un peu en arrière, d’abord, Israël a les preuves que l’Iran a aidé le Hamas à préparer son attaque terroriste du 7 octobre. Donc, avec un background historique très important, ce sont deux pays qui sont foncièrement hostiles, mais qui ne partagent pas de frontières terrestres.
Le seul moyen pour se battre peut s’effectuer, soit par des échanges de missiles, soit il faut passer par l’intermédiaire, j’allais dire pratiquement la créature de l’Iran, le Hezbollah, qui dispose d’une armée juste à la frontière d’Israël. Les confrontations entre Israéliens et Iraniens sont très fréquentes, mais passent toujours par des proxies. Par exemple, les Israéliens ont tué des officiels iraniens en Syrie, en Irak et au Liban. Mais là, le 1er avril, Tsahal fait une erreur sous la décision de Benjamin Netanyahou, en frappant directement un bâtiment du consulat iranien en Syrie. Et pour les Iraniens, c’était beaucoup trop.
C’est-à-dire qu’ils considèrent que c’est comme si Israël avait frappé directement le sol iranien, vu le statut diplomatique du consulat ?
Oui, parce que le consulat et l’ambassade, selon le droit international, sont considérés comme le territoire national. Et pour les Iraniens, ce fut vraiment une provocation. Je pense que les Israéliens n’avaient pas mesuré cet impact. Ils pensaient qu’ils étaient plutôt dans une dynamique habituelle de « je te tue, tu me tues », mais discrètement. Sauf que là, ce fut un mauvais calcul.
Par la suite, l’Iran organise le 13 avril une frappe massive contre Israël, avec plus de 300 vecteurs lancés avec l’objectif de ne pas commettre de dégâts irréparables, mais d’impressionner Israël. Ils préviennent trois jours avant les alliés d’Israël, en particulier les États-Unis, qui ont tout le temps de mettre en place une bulle de protection d’Israël. Et ces alliés vont intercepter plus des deux tiers des vecteurs. En plus, il y a le système de défense aérien israélien, qu’on appelle souvent et à tort « dôme de fer », mais qui en fait est constitué de plusieurs couches, la fronde de David et Arrow, qui fait que les Israéliens vont intercepter en réalité 85%, et pas 99% comme ils l’ont raconté un peu vite, des vecteurs qui sont arrivés dans leur espace.
Mais tout ça s’est très bien passé, parce qu’ils avaient été prévenus que la frappe avait lieu de nuit, et que les 15 missiles qui sont arrivés sur le sol israélien ont touché des cibles militaires de peu d’importance, et dont de toute façon, les Israéliens avaient retiré les équipes.
Si la frappe s’était passée de manière différente, par exemple à la russe, c’est-à-dire attaquer de jour des cibles civiles, en saturant avec des profils de vol beaucoup plus complexes que ceux qu’ils ont utilisés pour tromper la défense sol-air israélienne, il y aurait sans doute un taux d’interception qui descendrait entre 60% et 80%. Ça ferait pratiquement un tiers des missiles qui arriveraient, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine.
Donc sur une vague de 300 vecteurs, on peut imaginer qu’il y en ait une centaine qui arrive sur Israël. Et là, il y aurait eu des destructions massives. Ce n’est absolument pas ce que les Iraniens ont cherché à faire.
Israël, vu la décision de Netanyahou, s’est senti obligé de riposter. Et en fait, tout le jeu des Américains, qui pour une fois a bien fonctionné, probablement en contrepartie de l’aide américaine qui devait être votée au congrès, les Israéliens ont calibré leur riposte de telle manière qu’elle soit à très bas niveau de bruit. Finalement, si on regarde bien, l’attaque iranienne était une attaque chorégraphiée, dans le sens où c’était spectaculaire et il fallait que le monde entier la voit.
Et la riposte israélienne était « calibrée » pour désescalader le sujet. Ils ont envoyé des drones sur des cibles probablement militaires autour d’Ispahan, une ville centrale de l’Iran. Les drones ont probablement décollé du territoire iranien, donc ce n’est pas une attaque venant d’Israël. Et on pense que les dégâts sont relativement réduits, dans la mesure où il n’y a pratiquement aucune image, donc ça n’a pas touché de civils. On est donc loin de ce qu’avait menacé de faire Netanyahou, d’aller essayer de frapper notamment les capacités de production nucléaire de l’Iran.
Et en fait, dès ce moment-là, on est le 19 avril, les Iraniens comme les Israéliens conviennent que ça doit s’arrêter là. Et le Hezbollah libanais, que j’ai encore entendu ce matin, dit bien qu’ils ne se battront que si Israël rentre sur le territoire libanais.
On voit donc que la tension qui était très forte, et quelque part un objectif crucial pour Vladimir Poutine, qui était le fait qu’il y ait une escalade régionale au Proche-Orient pour occuper les Américains, a échoué. Parce que les Israéliens, sous la pression de l’administration Biden, ont accepté de ne pas aller plus loin, notamment dans leur volonté de faire la guerre contre le Hezbollah libanais. D’autant plus que pour se lancer dans un tel conflit, ils auraient absolument besoin du soutien américain, dont ils ne disposaient alors pas. Je pense que Biden a très bien joué d’arriver à désescalader la situation sur Israël et le Proche-Orient.
Par contre, ce qui est assez affligeant, c’est qu’en contrepartie, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou fait absolument comme si ça n’avait aucun impact sur sa politique sur la bande de Gaza. Il continue, semaine après semaine, son offensive qui consiste à dévaster la bande de Gaza. Et là, on voit bien que la pression américaine ne fonctionne absolument pas, comme si au fond, on avait échangé une non-escalade régionale contre le fait que Netanyahou puisse jouer son plan de destruction de la bande de Gaza.
C’est clairement une désescalade d’un point de vue régional, toutefois, la situation dans la bande de Gaza reste absolument affligeante, puisque semaine après semaine, tout en nous en faisant croire qu’il y a des négociations pour un cessez-le-feu, on voit bien que Netanyahou continue à faire bombarder toute la région, et pas seulement la partie sud sur laquelle il prétend que le Hamas s’est réfugié, alors qu’il n’y a jamais eu de structure militaire réellement organisée au Hamas.
Il poursuit un plan qui n’a jamais été celui qu’il a affiché. Netanyahou a affirmé dès le 7 octobre que son offensive consistait à détruire militairement le Hamas et à libérer les otages. En fait, on ne détruit pas militairement une organisation terroriste, tous les gens qui s’y sont essayés le savent, dont les Français au Sahel, et par ailleurs, on n’a jamais libéré des otages avec des bombes de 250 ou de 500 kilos. On voit bien que son objectif est totalement différent, et l’objectif que poursuit en réalité Netanyahou, c’est celui qu’il a écrit dans son livre « Bibi: My story », qui consiste à rendre invivable la bande de Gaza pour les Palestiniens.
Ce qu’il veut, c’est arriver à un niveau de destruction tel que les Palestiniens n’aient plus aucune infrastructure qui leur permette de vivre socialement, collectivement sur la bande de Gaza. Donc, il fait détruire systématiquement tous les immeubles, les écoles, les hôpitaux, les mosquées. C’est ça, en fait, qui est en train d’achever Netanyahou, et très probablement derrière, il a commencé à le faire dans la partie nord de Gaza, autour de la ville de Gaza, et nous y assistons à un niveau de destruction absolument inouï. Il fait même passer des bulldozers pour araser, quelque part effacer la présence des Palestiniens, et très probablement qu’il le livrera à des colons dès qu’il le pourra.
On sait qu’Israël et la Russie, ils ont des relations, pas très chaudes, mais quand même assez étroites. Comment est-ce que la Russie a pu bénéficier de cette escalade, commençant par le 7 octobre ? Et quel rôle est gardé par la Russie dans la région ?
Il faut revenir à la guerre russo-ukrainienne pour comprendre ce qui se passe au Proche-Orient actuellement. Début octobre, le front en Ukraine est sur le point de se renverser au profit des Ukrainiens. La contre-offensive lancée pendant l’été par les Ukrainiens est laborieuse, mais on voit bien que la ligne de défense russe, en particulier dans la région de Zaporijia, est sur le point de céder.
Or, juste au moment où la ligne de front pourrait céder, le Hamas déclenche cette attaque terroriste du 7 octobre contre Israël et enclenche un conflit majeur et puis surtout un choc international au Proche-Orient. L’effet immédiat a été que les Américains ont quasiment stoppé leur livraison d’armes et de munitions aux Ukrainiens.
Pourquoi ? Parce qu’ils ont voulu se concentrer sur Israël. Ils ont toujours protégé l’existence d’Israël et ils ont considéré à ce moment-là qu’Israël était réellement en danger. Et par conséquent, en voulant protéger Israël, les Américains qui n’ont pas non plus des moyens extensifs de défense, ont stoppé leur aide massive à l’Ukraine.
Et là, ça a été un avantage considérable pour Poutine, qui en plus à ce moment-là avait réussi à trouver des sources d’approvisionnement externes pour continuer sa guerre sur laquelle il s’essoufflé sérieusement. Je pense notamment aux millions d’obus arrivés de Corée du Nord et puis à l’aide de l’Iran. Parce que l’Iran est probablement l’allié le plus proche de la Russie dans cette guerre.
Et par conséquent, le déclenchement de l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre est bien sûr en lien avec la guerre en Ukraine, avec la Russie et l’Iran. Les Israéliens ont des preuves accablantes sur le fait que l’Iran a aidé le Hamas à préparer et organiser cette attaque qui n’était pas du tout à leur portée. Je rappelle que le Hamas n’a pas d’armée structurée et elle ne sait pas techniquement mener une telle attaque sans une aide importante, notamment sur l’aspect informatique et cyber.
Donc, on voit bien que le lien est très fort et que là, il s’inverse. C’est-à-dire le fait que la situation n’est pas escaladée au Proche-Orient c’est un désavantage important pour la Russie, d’autant plus qu’on le cumule avec le fait que miraculeusement, le Congrès américain vient de confirmer le pack très important d’aide à l’Ukraine, presque 61 milliards de dollars, ce qui est considérable. Et surtout, les livraisons vont être immédiates, c’est-à-dire que le matériel est prêt, il est déjà prépositionné à la frontière de l’Ukraine, il va être livré très rapidement.
D’autre part, les Européens se sont enfin mobilisés après deux années de guerre, on dira qu’il était temps, mais pour se mettre en marche, pour produire de quoi aider les Ukrainiens, même si les Américains se retirent avec l’élection de Donald Trump, malheureusement possible d’ici le mois de novembre.
Restons encore sur le conflit entre le Hamas et Israël. La politique israélienne dans la bande de Gaza, qui consiste à raser, comme vous venez de le dire, à rendre invivable la bande de Gaza pour les Palestiniens. Il y a un pays dont on ne parle pas beaucoup, et c’est l’Égypte, qui d’un côté a peur d’un afflux massif des migrants et érige un mur pour se protéger. À votre avis, quel impact potentiel cette crise aura sur l’Égypte ? Et deuxième chose, on sait que les Houthis au Yémen depuis six mois environ perturbent la navigation maritime dans la mer Rouge, avec l’aide des Iraniens, puisqu’on sait que les Iraniens leurs fournissent des capacités militaires. Et donc cela également perturbe l’Égypte économiquement, parce qu’il y a de moins en moins de bateaux qui passent par la mer Rouge, et donc le canal de Suez. Peut-on dire que l’Égypte est aussi ciblé par les Iraniens ?
L’Égypte est effectivement très inquiète, parce qu’elle sait que s’il y avait une migration importante de Palestiniens, leur première destination serait évidemment l’Égypte, qui est le seul pays voisin de la bande de Gaza en dehors d’Israël. Et ils ne veulent pas récupérer les Palestiniens, pour des raisons historiques, mais aussi par opposition aux « frères musulmans » dont est issu le Hamas, et qui sont considérés comme des ennemis mortels par le pouvoir égyptien actuel. Donc les Égyptiens feront tout pour ne pas avoir à accueillir les Palestiniens.
Je dirais que compte tenu du niveau de destruction sur la bande de Gaza, il est probable que les Palestiniens essayent d’aller beaucoup plus loin, c’est-à-dire de traverser la Méditerranée, ou éventuellement, si les Égyptiens les laissent traverser une partie de l’Égypte, pour rejoindre d’autres pays. Mais les Égyptiens ne les accueilleront pas, en tout cas n’accueilleront pas un flux massif de migrants.
L’autre point, c’est que l’Égypte a besoin, comme tous les pays voisins d’ailleurs d’Israël, d’une stabilité régionale. Pourquoi ? Parce que l’Égypte souffre d’un développement économique chaotique et ne peut pas se permettre d’avoir en plus de problèmes économiques graves qui empireront immédiatement les problèmes sociaux. Je rappelle que l’Égypte est une grande puissance régionale, et qu’une Égypte déstabilisée par la guerre au Proche-Orient, ce ne serait vraiment pas une bonne nouvelle pour le monde entier.
Tout le monde essaie d’aider l’Égypte, et l’Égypte est très active dans toutes les discussions de paix ou de cessez-le-feu entre le pouvoir israélien, le gouvernement Netanyahou et le Hamas. Il y a un point que fait souvent remarquer l’Égypte, c’est que Netanyahou privilégie le Hamas comme interlocuteur pour représenter finalement les Palestiniens de la bande de Gaza, alors que dans l’esprit égyptien, ce n’est pas au Hamas de représenter les Palestiniens.
Il faut également dire que les Égyptiens ont beaucoup poussé l’administration américaine et les Israéliens à faire sortir de prison ceux qui pourraient représenter une alternative au Hamas, et surtout à sortir de cette impasse stérile qui consiste à faire du Hamas la seule représentation du peuple palestinien, ce qui est une ignominie souhaitée par Netanyahou qui au fond s’est trouvé son meilleur ennemi, puisqu’il ne se maintient au pouvoir que grâce à la guerre, et que le seul objectif du Hamas c’est d’entretenir une guerre permanente avec Israël.
Pour résumer en une phrase, l’Égypte fait tout pour sortir de ce dialogue qui n’a absolument aucun avenir entre ces deux co-belligérants qui se nourrissent de la guerre.
Dès le début de notre conversation nous avons évoqué l’Iran et Israël et je voudrais que vous parliez plus sur la politique régionale iranienne. Quels sont les objectifs de Teheran et comment il compte les atteindre ?
L’Iran a toujours joué un jeu très compliqué. Je rappelle évidemment que l’Iran est chiite quand le Hamas qu’elle soutient est sunnite. Par conséquent, s’il les soutient c’est juste parce qu’ils détestent encore plus les Israéliens. Mais l’Iran, ou plutôt le régime des Mollahs, joue un rôle, tout comme la Russie, de déstabilisation de l’ordre mondial tel qu’il existe. On voit bien que c’est un très grand perturbateur de la région.
Je dirais qu’un des points les plus inquiétants c’est le fait que l’Iran fait des efforts considérables pour acquérir une arme nucléaire. Le jour où ce pays sera doté réellement d’une arme nucléaire, la situation dans la région sera encore plus compliquée parce qu’on voit que le régime iranien est prêt à tout pour pouvoir déstabiliser le Moyen-Orient.
Tout à l’heure on l’a évoqué, c’est l’Iran qui soutient les séparatistes Houthis qui tirent sur le trafic maritime qui est pourtant vital pour l’économie européenne. Mais au fond la solution a été trouvée assez rapidement — l’essentiel du trafic s’est détourné par le Cap de Bonne-Espérance. Cela a crée des déplacements supplémentaires, mais surtout cela pénalise l’Égypte parce que c’est le trafic du canal de Suez qui est perturbé pour un temps. Pour autant ils n’ont pas réussi à interdire le trafic vers l’Europe, et heureusement.
Mais on voit bien que le sujet des Houthis est compliqué puisque derrière, c’est l’Arabie saoudite qui pourrait être déstabilisée et que tout le monde cherche justement à calmer le jeu.
L’Iran a surtout une relation très étroite avec la Russie de Poutine. Et ça c’est sans doute un des points les plus inquiétants. D’abord,l’Iran est un très grand pays avec une population extrêmement importante, de l’ordre de 90 millions d’habitants. C’est une vraie puissance régionale avec des moyens considérables, mais par contre avec des problèmes internes très importants parce que le régime des Mollahs est de plus en plus contesté, notamment par la jeunesse qui ne supporte plus l’imposition de règles d’un autre siècle, pour ne pas dire moyenâgeuse.
Et que par ailleurs, la société souffre énormément de cet état de guerre permanent contre quasiment tous ses voisins, qui fait qu’au lieu d’être une puissance prospère et riche, l’Iran est un pays qui est proche maintenant du sous-développement à cause de l’effort de guerre permanent et des sanctions dont elle fait l’objet depuis des années de plusieurs pays, dont une partie de l’Union Européenne et des États-Unis.
L’Iran est un grand pays qui s’appauvrit dans une guerre permanente menée par le régime des Mollahs. On peut même dire que l’Iran ressemble un peu à la Russie, surtout son modèle de fonctionnement. Il faut aussi se rappeler que le deuxième plus grand allié de la Russie dans sa guerre de déstabilisation de l’ordre mondial est la Corée du Nord, dont on ne peut pas dire que ce soit vraiment un modèle ou une référence.
Parlons de la France de la réaction du président ukrainien Zelensky qui a critiqué le fait que l’Occident a pu protéger Israël sans qu’il n’y ait pas d’un traité de la défense mutuelle, au moins en ce qui concerne la France et Israël, alors que l’on a refusé de « fermer » le ciel ukrainien quand Kiev nous suppliait. Dans un premier temps, comment expliqueriez-vous le fait que la France s’est engagée pour aider Israël à abattre ces vecteurs ? Et dans un second temps, comment expliquer le fait que l’Occident, surtout au début de la guerre, ne voulait pas aider les Ukrainiens en matière de la défense aérienne ?
Alors d’abord je vais faire une analyse technique. Je suis un ancien officier d’artillerie sol-aire, je connais assez bien ces systèmes. Je voudrais rappeler une donnée de base, c’est que l’Ukraine est 30 fois plus vaste qu’Israël. Et donc le fait qu’Israël ait sur-investi des milliards de dollars, beaucoup financés d’ailleurs par les États-Unis, pour se protéger avec ce qu’on appelle le dôme de fer, ça n’est pas possible à l’échelle de l’Ukraine. Ou alors il faudrait des investissements absolument colossaux.
Au même titre d’ailleurs, que l’Iran a découvert dans la riposte israélienne qu’elle n’avait pas une défense anti-aérienne à la hauteur de celle d’Israël. Les attaques étaient destinées à cibler Israël, mais en cas de riposte israélienne, c’est plutôt l’Iran qui se retrouverait en difficulté, pas l’inverse. Et la même chose s’applique à la Russie d’ailleurs.
On voit bien que la défense sol-air, c’est souvent un dispositif assez frustrant, parce qu’il n’existe aucun parapluie réellement étanche. Et que même quand les Israéliens sur-communiquent sur leur dôme de fer, et donnent l’impression d’être invincibles, je l’ai rappelé tout à l’heure, même face à une attaque qui a été annoncée trois jours à l’avance, avec une bulle de protection assurée par les pays alliés, la performance réelle du dôme de fer a été de 85%.
Donc on voit bien qu’il ne faut pas jouer au jeu de « je suis invincible, je peux attaquer n’importe qui parce que je ne crains rien ». Parce qu’en fait, on craint toujours, même quand on a un super dispositif anti-aérien.
La question se pose effectivement entre les deux situations où les Américains en particulier, mais les Britanniques, les Français, et d’autres pays ont aidé à l’interception de l’attaque iranienne contre Israël. Or, ce n’est absolument pas ce qu’on fait depuis le début de la guerre pour préserver l’espace ukrainien.
Techniquement, on pourrait faire une « no-fly zone » dans laquelle il y aurait une interception quand c’est possible, parce qu’on est un peu en limite de portée des systèmes sol-air, y compris du système le plus performant qui est le Patriot, avec une portée de 250 km. Par conséquent, on pourrait protéger un tiers du territoire ukrainien. Par ailleurs, on pourrait imaginer aussi qu’il y ait des avions de l’armée de l’air qui aillent intercepter un certain nombre de vecteurs non pilotés, car évidemment l’objectif des pays alliés, du groupe de Ramstein, n’est pas de rentrer en guerre directement contre la Russie, quoique à un moment, la question se posera forcément.
Les Ukrainiens ont raison de dire qu’en comparaison d’Israël, il y a eu peu d’efforts de fait pour les protéger. Mais en fait, si on revient un peu en arrière, ce sont bien les Américains qui ont livré tout de suite les missiles sol-air, essentiellement des Stinger et d’autres missiles qui ont permis aux Ukrainiens de stopper la première offensive russe qui était, au tout début de la guerre, en février 2022, faite pour décapiter le pouvoir ukrainien.
Et que si les Américains n’avaient pas livré massivement ce matériel, qui est relativement simple d’utilisation, la guerre malheureusement serait sans doute terminée avec une Ukraine soumise, comme la Biélorussie, au pouvoir de Poutine. Or, l’arrivée des systèmes antiaériens plus lourds s’est faite très progressivement. Pourquoi ? Parce qu’en fait, les pays occidentaux en disposent de peu et les utilisent pour sanctuariser un certain nombre de sites.
En France, c’est le cas où les systèmes dits Mamba, qui sont une copie pas très performante du système Patriot, des systèmes d’interception à moyenne portée avec une portée de l’ordre de 150 km. Ils ont utilisés pour protéger les zones les plus sensibles en termes de défense ou en termes stratégiques en France. C’est la même chose en Allemagne, en Pologne, et donc dans tous les pays qui les possèdent. Et il doit y avoir 6 ou 7 nations en Europe qui possèdent des systèmes Patriot. Le fait de donner une unité Patriot aux Ukrainiens veut forcément dire s’en séparer.
Et ça, pour les pays européens a été très angoissant parce qu’eux-mêmes, on se souvient du nombre de fois où des proches de Poutine ont menacé, par exemple, l’Allemagne ou la Pologne, qui hébergent forcément le transit du matériel militaire qui va vers l’Ukraine, d’une frappe. Par conséquent, c’est toujours délicat de dire « Tiens, j’ai un bouclier et puis je te le donne, mais moi j’en ai plus ».
Ce sont des moyens lourds qui sont extrêmement coûteux, par exemple un système Patriot complet est de l’ordre du milliard d’euros. On voit bien que ce n’est pas un investissement anodin, surtout s’il faut plusieurs années pour le construire et pour le déployer. Par conséquent, il y a un consensus qui s’est dégagé assez lentement autour du fait qu’il fallait livrer des systèmes à l’Ukraine.
Mais l’Ukraine est confrontée à un autre problème, du fait de la superficie gigantesque de ce pays qui est encore plus grand que la France. Les Ukrainiens sont obligés d’arbitrer, ils n’auront jamais de toute façon assez de systèmes de défense antiaérien pour protéger et les grandes villes et le front, qui fait plus de 1000 km. Et on voit bien que c’est parce que les Ukrainiens ont poussé un certain nombre de défense sol-air sur le front, qu’il y a plus de villes ukrainiennes qui ont été visées par les bombardements russes.
Je voudrais insister sur un point, parce qu’il est important du point de vue du droit international, c’est que les Russes visent systématiquement des cibles civiles dans leurs bombardements. Et ça c’est un point crucial parce que ça s’appelle un crime de guerre et ce n’est pas accidentel ou marginal, mais 90% des bombardements russes visent des cibles civiles. Il y a une politique de terreur qui est assez classique chez les Russes, et qui consiste même à tirer les missiles en salve successive, pour que la deuxième salve ou la troisième salve touche les sauveteurs et les rescapés de la première attaque. Ce qui est absolument, comment dire, sordide comme manière de procéder. C’est vraiment pour infliger le plus de dommages à la population et terroriser les gens de se dire, même quand vous avez survécu à un bombardement, vous serez peut-être touchés par le suivant.
La question de la défense sol-air est importante pour l’Ukraine, à mon avis elle ne sera jamais réglée compte tenu de l’immensité de l’Ukraine. Par contre le fait que des pays européens se soient mis d’accord pour livrer des batteries Patriote supplémentaires, c’est une chose. Mais une autre chose c’est le coût d’un missile lancé par le système Patriote qui s’élève à peu près 1 million d’euros. Il est donc fait pour intercepter des missiles équivalents, c’est-à-dire des missiles balistiques ou des missiles de croisière, mais pas un drone.
Le Patriote c’est la partie haute d’une bulle de défense antiaérienne. Et en dessous il faut des systèmes comme NASAMS ou Crotale pour une couche moyenne, et puis après il y a une partie basse sur laquelle c’est plutôt des missiles portables ou des canons comme le systèmes allemands Gepard contre les drones qui sont lents et pas coûteux.
Et donc on a bien cette question de comment est-ce qu’on aide la défense sol-air ukrainienne, mais la question est totalement insuffisante, c’est-à-dire que ce n’est pas parce que les Ukrainiens disposeraient d’une défense sol-air importante que pour autant ils pourraient empêcher les Russes d’avancer. Et là on a un sujet très lourd avec le fait que les Russes ont développé depuis trois mois des bombardements systématiques avec des bombes planantes.
Il faut s’arrêter quelques instants sur ces bombes planantes parce que techniquement cela pose un problème. Les bombes planantes ce sont des vieilles bombes qui datent quasiment de l’Union soviétique, des bombes de 500 kilos, d’une tonne, parfois certains modèles sont un peu plus lourds, mais sont très difficiles à transporter, qui ne présentent absolument aucun intérêt. Ce sont des bombes lisses, qui ne sont absolument pas guidées, qui sont très difficiles à larguer et qui s’éparpillent sur le terrain quand l’aviation russe veut les utiliser en l’état.
Mais depuis fin 2023 ils ont mis au point des kits qu’on rajoute sur la bombe et qui transforment la bombe en un planeur guidé. Cela leur donne une portée très importante jusqu’à 80 km si l’avion se met suffisamment haut, et la bombe avance non plus en inertiel et tombe avec la vitesse de l’avion, mais en fait elle glisse littéralement dans l’air comme un planeur. Et il y a très peu de systèmes de défense aérienne qui permettent de toucher un avion à 80 km au-delà de la ligne de front, en dehors du Patriot. Et puis surtout, ces bombes sont très puissantes.
Il faut se rappeler qu’un obus classique d’artillerie pèse 45 kg, là on est sur des bombes qui font 10 fois plus, donc c’est l’équivalent d’un tir d’artillerie mais qui va être concentré sur un seul point, alors qu’un tir d’artillerie en général c’est dispersé sur l’équivalent d’un terrain de foot. Ce qui veut dire que quand une bombe planante de 500 kg est tirée sur un objectif elle crée un cratère de quasiment 10 mètres de profondeur et ravage absolument tout.
Par conséquent, il faut absolument intercepter ces tirs. Le problème c’est que pour l’instant on ne sait pas très bien intercepter ce genre de bombes, d’autant plus que comme elles n’ont pas de système de propulsion, ce sont des planeurs, elles n’ont pas de signature thermique, elles ont une signature radar très faible. Puis tirer un missile qui coûte plusieurs centaines de milliers d’euros contre une bombe planante qui ne coûte rien vu qu’elle provient des stocks soviétiques, mis à par le kit planeur, n’a pas de sens.
Le seul moyen de les intercepter, en fait, c’est d’abattre les avions porteurs ou de les empêcher d’accéder à moins de 80 km de la zone de front. Et cela pourra être fait avec les avions F-16 et les systèmes Patriote. Cela veut dire qu’à ce moment-là, les F-16 seraient utilisés non plus pour faire des bombardements au sol en profondeur, mais pour faire aussi de l’interception. C’est tout à fait possible, tout dépend de l’armement dont on les dote.
Et c’est là où la question de l’aide américaine est cruciale, parce que les pays européens disposent de quelques missiles de moyenne portée et de très bonne technologie, mais pas en stock considérable. Les seuls qui ont des stocks suffisants pour armer les F-16, ce sont les Américains.
Et je pense que dans le pack, ce que les Américains diront un peu plus tard, il doit y avoir un armement assez performant pour les F-16 qui vont arriver en opération, et qui eux aussi sont de nature à changer la donne, parce que si les Russes ne savent plus bombarder de cette manière-là avec des bombes en très grand nombre, contrairement aux missiles dont ils disposent quelques centaines, s’ils ne peuvent plus approcher la ligne de front, parce que leur artillerie est très imprécise, et ils sont obligés de tirer pratiquement six obus pour faire le même travail qu’un tir ukrainien, donc ils doivent tirer six fois plus, ça les met en difficulté. Et là, les Ukrainiens vont recevoir en priorité des obus, mais des obus performants avec une artillerie très précise, donc ils vont pouvoir faire de la contre-batterie, attaquer justement les obusiers russes.
Les Ukrainiens vont recevoir essentiellement des blindés légers, qui sont très intéressants pour protéger les troupes quand elles contre-attaquent, et surtout les Ukrainiens vont recevoir manifestement un lot important de missiles ATACMS, qui sont des missiles sols-sols avec une portée jusqu’à 300 kilomètres, et qui vont permettre aux Ukrainiens, même s’ils n’ont pas beaucoup d’avions, de faire des frappes dans la profondeur, à partir de lanceurs de type lance-roquettes multiples et c’est l’équivalent finalement d’une bombe planante, mais qui n’a pas 80 kilomètres de portée, mais 300 kilomètres.
Ce sera un vrai tournant dans cette guerre, parce que l’espoir renaît du côté ukrainien, avec cet armement qui va arriver, à mon avis, massivement, parce que les Américains ont eu le temps de faire des stocks en Europe pour pouvoir les livrer aux Ukrainiens rapidement. Ils avaient bien l’espoir que leur politique allait enfin prendre une décision, et finalement ce qui a tout changé aux États-Unis, c’est ce vote du Congrès, dont on n’explique pas à ce jour le retournement de Donald Trump, si ce n’est par le fait que le patron de la CIA s’est exprimé publiquement, ce qui est quand même assez rare sur la situation hors d’Ukraine, en montrant bien que si les Américains continuent à bloquer cette aide, il ne faudrait pas s’étonner que l’Ukraine puisse être soumise par la Russie, et je pense que Trump et une grande partie des Républicains n’étaient pas prêts à endosser une telle responsabilité.
Et en revenant à la France, on réalise tardivement que chacun des 27 pays membres de l’Union européenne n’est plus qu’une puissance moyenne, qu’il ne peut absolument rien faire contre la Russie de Poutine. Par contre, quand on est au niveau de l’Union européenne, on réalise que le budget de la défense des 27 pays représente quatre fois celui de la Russie.
En fait, notre sécurité et notre défense militaire reposent sur le fait qu’on soit capable de s’allier au niveau de l’Europe. Et c’est là où, à mon avis, la France ne joue pas bien. Elle parle encore d’un point de vue national d’un sujet qui en réalité ne peut être traité qu’au niveau de l’Europe.
C’est l’union de nos forces qui nous permettrait d’avoir vraisemblablement l’armée la plus puissante du monde, ou la deuxième avec les États-Unis, mais qui ferait qu’on pourrait se faire respecter dans le monde entier et surtout intervenir dans une crise dès lors qu’elle menacerait nos intérêts, comme par exemple les rebelles Houthis qui perturbent le trafic maritime en mer Rouge.
On observe que la Russie a commencé à remettre en question l’ordre mondial existant, avec l’Iran qui s’y est joint, ainsi que la Corée du Nord et la Chine qui joue un jeu assez ambigu. Quelles actions devons-nous, en tant qu’Occidentaux, entreprendre pour éviter la destruction de notre ordre ? Quelles sont nos options et solutions ?
Pour moi, la question est compliquée, mais au fond la réponse est assez simple, parce qu’on n’a pas le choix. Il faut gagner la guerre en Ukraine. En fait, le point central, le cœur de cette entreprise de déstabilisation de Poutine de l’ordre mondial, c’est la guerre en Ukraine. Si Poutine est obligé de reculer en Ukraine, il est très probable que son régime l’éliminera.
Et par conséquent, tout se joue sur le fait que tant que Poutine reste au pouvoir, il n’y aura pas de paix durable, ni en Europe, ni dans le monde. On se souvient qu’actuellement, si on regarde du côté des Balkans, parce que le président serbe de l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, agité par Poutine, essaye de nouveau de créer un foyer de tension justement au sud de l’Europe.
En fait, Poutine est un danger pour la paix et pour un développement harmonieux des nations. Et tant qu’il sera au pouvoir, il n’y aura pas de paix durable. C’est pour ça que négocier avec Poutine n’a aucun sens.
On sait très bien que depuis trois mois, il essaye de mettre sur la table, par des intermédiaires, une option de cesser le feu, parce qu’il a besoin de temps pour remonter son armée et reprendre son offensive. De toute façon, c’est quelqu’un qui n’arrêtera jamais à ses frontières, si ce n’est à l’endroit où ses chars vont. Il n’a aucune limite, il n’a aucun scrupule.
Et on a vu d’ailleurs dans les dernières offensives qu’il a lancées en Ukraine, qu’il a un mépris total pour sa propre population. Il fait tuer des milliers de jeunes gens, mais il n’a aucun scrupule de les faire tuer pour gagner deux kilomètres dans le Donbas, ce qui n’a absolument aucun sens et qui au passage épuise son armée.
Donc notre seule solution, c’est de l’empêcher de soumettre l’Ukraine pour que Poutine recule et que vraisemblablement, ce soit la Russie qui se débarrasse de Poutine. Et puis après, évidemment, on peut craindre que ce soit encore pire après Poutine. Mais honnêtement, je pense qu’après l’épisode Poutine, on peut difficilement faire plus atroce.
Et je rappelle qu’avec cet argument de « il faut empêcher le chaos », c’est comme cela qu’on a maintenu au pouvoir des dictatures dans le monde entier pendant des années. On a bien vu que c’était une impasse et un non-sens total. Donc oui, il faut gagner la guerre en Ukraine, et c’est ça qui nous permettra sans doute d’empêcher cet empire menaçant qu’est devenu la Russie de continuer.
Si cet empire s’écroule ou s’arrête, la coalition qu’il avait organisée autour de lui ne tiendra pas. Le régime des Mollahs en Iran se retrouverait en très grande difficulté et la Corée du Nord totalement isolée. La Chine, comme vous l’avez dit tout à l’heure, joue un rôle extrêmement ambigu. C’est-à-dire qu’elle soutient en parole la Russie, mais elle ne livre pas d’armes et elle ne soutient pas financièrement la Russie.
La détermination des Occidentaux à défendre l’Ukraine déterminera sans doute son attitude vis-à-vis de Taïwan, et que par ailleurs, la Chine, pour son propre développement économique, a absolument besoin de l’accès aux marchés occidentaux. Et donc, elle sait très bien que si elle entreprenait une attaque sur Taïwan et qu’elle était l’objet de sanctions importantes de la part des pays occidentaux, son économie serait ruinée. C’est ce qui explique aussi le fait que la Chine soit relativement prudente et face à un échec de la Russie, l’attitude de la Chine serait radicalement différente.
Donc, le point central de ces conflits, c’est la Russie de Poutine, c’est l’Ukraine. C’est pour ça que cette guerre en Ukraine est cruciale et ce n’est pas l’Ukraine en soi qu’on défend, mais notre avenir.
Tous les droits de publication et les droits d’auteur sont réservés au MENA Research Center.