C’est une donnée paradoxale, rapportée à ce phénomène de masse qu’est l’islamisation : les partisans de ce qu’on appelait jadis le socialisme arabe, improprement rebaptisé en nationalisme arabe à la fin de la guerre froide, n’ont jamais été autant pétris de culture chrétienne qu’aujourd’hui. De même, à la différence des décennies qui suivirent la Nahda levantine, cette influence n’est plus subie, mais choisie. De même, aussi, la spécificité chrétienne du monde arabe, qui est de n’avoir jamais connu aucun protestantisme, commence à être revendiquée par cette nouvelle génération de nationalistes arabes, ouvertement hostile aux protestants, dont les générations précédentes étaient jusqu’alors indifférentes ou ignorantes.
Si les Eglises luthérienne et calviniste sont plus ou moins épargnées par cette inimitié, les Eglises anglo-américaines, notamment issues de la Réforme radicale, n’y échappent pas. Deux accusations principales expliquent cette aversion : il s’agit en premier lieu, et cela concerne aussi les luthériens et les calvinistes, de l’importance accordée aux Ecritures au détriment de la parole vivante du Christ, qui peut faire penser au scripturalisme des extrémistes musulmans, ennemis désormais mortels des nationalistes arabes, à quoi s’ajoute une tendance messianique qui a soutenu la création de l’Etat d’Israël et n’a jamais cessé de faire campagne en faveur du soutien inconditionnel de l’Amérique à l’état hébreu, menaçant aujourd’hui les efforts de paix et de normalisation.
La révérence extrémiste des protestants pour la Bible – c’est d’ailleurs pourquoi les catholiques romains les appellent péjorativement les biblistes -, qui est considérée par certains comme un reniement de l’esprit et du sens du christianisme, lequel reposerait en l’incarnation du Logos, cette parole vivante de Dieu que serait le Christ, est ressentie par les Arabes de tout bord et par les chrétiens d’Orient comme une judaïsation du christianisme, car elle ne se contente plus de lire l’Ancien Testament à la lumière du Christ et des Evangiles, mais elle voudrait réhabiliter l’ancienne alliance dans le dessein chrétien de Dieu.
En ce sens, protestants et juifs sont synonymes dans le monde arabe, au même titre que l’étaient, jusqu’à récemment, juifs et francs-maçons, dans l’esprit de nombreux catholiques.
Ainsi, si l’on ne parle pas de complot judéo-maçonnique dans le monde arabe, c’est qu’on y préfère disserter sur les banques judéo-protestantes (américaines), ignorant au passage la tradition antisémite (révolue) des banques protestantes et le ségrégationnisme (également révolu) du système bancaire américain, dont les catholiques n’ont, d’ailleurs, pas moins souffert que les juifs.
Cette ignorance est peut-être due au fait que l’antisémitisme protestant américain, par ailleurs beaucoup moins virulent que les antisémitismes européens, n’a pas empêché que se constitue, avant même la création de l’Etat d’Israël, une alliance objective entre certains groupes juifs et protestants, pour qui l’antisémitisme n’était pas, pour reprendre la formule de Gambetta au sujet de la laïcité, un « produit d’exportation ». Ces groupes protestants qui se revendiquent du sionisme (et appartiennent en majorité aux sectes évangéliques, ainsi que les définit l’Eglise catholique) puisent leurs racines dans la tendance messianique de certaines écoles issues de la Réforme radicale, que les Eglises anglicane, calviniste et luthérienne n’ont cessées de condamner, dans une évidente, bien que sincère, entreprise de différenciation (car il existe une récente Eglise luthérienne palestinienne).
Mais le sionisme évangélique n’est pas ce qui a été le plus déterminant dans la nouvelle hostilité des nationalistes arabes contre le protestantisme. Il en va plutôt d’une élection, celle de l’Eglise catholique, qui s’est d’ailleurs traduit au niveau géopolitique, par la déclaration commune d’Abu Dhabi, un document historique qui scelle l’alliance récente entre Al-Azhar, le Saint-Siège et les Emirats-Arabes-Unis, qui sont le seul fief du courant réformiste du nationalisme arabe et qui ont rebaptisé leur grande mosquée en « Marie mère de Jésus ».
Cette élection est le résultat d’affinités axiologiques sans précédent avec l’Eglise catholique (romaine). Des affinités également partagées avec les Eglises orthodoxes, dont les Pères grecs ne sont pas moins appréciés que les Pères latins. L’Eglise originelle des Arabes était d’ailleurs hellénique : les Ghassanides furent grecs-orthodoxes, avant de soutenir l’avènement de l’Eglise jacobite.
Mais comment cette vocation catholique du nationalisme arabe réformé a-t-elle pu accoucher de l’inimitié qu’on lui connait aujourd’hui, contre le protestantisme ? C’est principalement en raison de la guerre secrète menée par l’évangélisme américain contre l’Eglise catholique, qui menace cette-dernière sur tous les continents, notamment sur le propre continent de l’actuel pape, l’Amérique latine, qu’on pensait irrémédiablement catholique, ainsi qu’à cause de la pénétration inattendue et extrêmement dangereuse de l’évangélisme au sein de l’Eglise, via des mouvements néoconservateurs, parfois charismatiques, qui admirent son succès et y voient une raison d’imiter son modèle, bien qu’il repose sur une théologie simplificatrice, centrée sur la Bible, au détriment de la longue et complexe tradition exégétique, léguée par les Pères de l’Eglise. D’aucuns parlent d’ailleurs de catholicisme évangélique, comme le chercheur Georges Weigel, qui appartient lui-même à ce courant, auquel on rattache aussi la dernière juge nommée à la cour suprême par Donald Trump, Amy Coney Barrett. De ce contexte géopolitique religieux, où d’aucun voient l’évangélisme américain comme la menace la plus importante contre l’Eglise catholique, les nationalistes arabes ne sont pas dupes et ils veulent prendre leur part dans la défense de l’Eglise, devenue le principal catalyseur du réformisme arabe, sinon le seul.
Cette hostilité désormais déclarée contre l’évangélisme s’est généralisé contre toutes les Eglises protestantes, sous l’influence du catholicisme et d’un certain milieu diplomatique français, dont les élites du nationalisme arabe, francophiles et sorbonnards, sont proches depuis toujours, mais aussi et surtout en raison de l’aversion absolue et unanime dans ces milieux pour tout scripturalisme, traumatisés qu’ils sont par les dégâts du littéralisme musulman, qu’aucun Aufklärung n’a empêché de sévir, ni qu’aucune latinisation précédente n’a adouci.
A quoi s’ajoute, il ne faut pas l’oublier, la réponse calviniste à la question de la grâce et de la prédestination, qui leur paraît d’autant plus horrible qu’elle sonne pareille à la doctrine musulmane de la prédétermination, bien qu’elle en soit, en vérité, très éloignée : la première ne concerne que l’au-delà, tandis que la seconde aussi et surtout l’ici-bas.
Car, il ne faudrait pas l’oublier, nos nationalistes ne sont pas moins libéraux que socialistes : ils aiment la liberté !
Dans un premier temps axiologique, inspirant doctrinalement le courant réformiste du socialisme arabe, l’influence des idées catholiques s’est, depuis peu, étendu à la théologie. Ainsi a-t-on pu entendre le Professeur Firas al-Sawwah, sur la chaîne de télévision syrienne Al-Ikhbariya, déclarer que la charia était « quelque-chose de mauvais et d’inutile », que « nous autres musulmans devrions faire comme les chrétiens, qui n’ont pas de charia », laquelle ne serait autre chose « qu’un héritage de la Loi juive ».
Quand Michel Aflak écrivit, en réponse aux clercs musulmans, que c’est le socialisme arabe qui sauverait l’islam, pensait-il déjà ce qu’a explicité Firas al-Sawwah, qui n’hésite donc plus à opposer le christianisme au juridisme et à l’orthopraxie du Judaïsme et de l’islam, et qui est très proche d’y voir un catalyseur (providentiel) du réformisme arabe, si l’on me permet de reprendre cette expression de l’écrivain juif-américain Fred Uhlman, parlant des Juifs en Allemagne dans son roman autobiographique Reunion ? Force est de constater que le rôle de poumon que la doctrine aflakiste attribue aux chrétiens dans le projet national et socialiste arabe va dans ce sens.
D’autres sujets que la charia, notamment et surtout de théodicée, incitent les penseurs réformistes à regarder dans les doctrines catholique et orthodoxe : le libre-arbitre, la prescience divine, l’unicité de Dieu et de Sa Parole, la grâce… Là, des auteurs berbères ou puniques romanisés tels que Saint Augustin (le libre-arbitre, la prescience divine, la grâce pour qui n’en ferait pas une lecture calviniste …) ou Cyprien de Carthage (l’unicité de Dieu et de Sa Parole…) mais aussi les pères grecs et syriens, que les réformistes arabes redécouvrent dans une volonté d’inclusivité interne et de reconnexion au passé pré-islamique, s’avèrent utiles.
Toutefois, il ne s’agit pas d’utiliser les arguments chrétiens non-réformés pour proposer de nouvelles réponses à des questions qui se sont aussi posées en islam, mais de comparer le christianisme non-réformé à l’islam acharite dominant pour mettre en lumière les causes de l’effondrement musulman et les ressorts de la Modernité occidentale.
Il ne s’agit pas non plus de se convertir, mais d’appeler à doter l’islam des mêmes ressorts généraux (les croyances en la liberté et en l’autonomie humaines ainsi qu’en une religion de la Parole vivante, et non d’un livre définitif), qui ont permis à la Chrétienté non-réformée d’accéder à la Modernité, laquelle s’est ensuite répandu au monde protestant, comme un dernier héritage de sa catholicité passée. Mais aussi de prendre fait et cause pour l’Eglise catholique, matrice non exclusive de l’Humanisme européen, dans la guerre secrète que lui livre ainsi qu’à d’autres le dangereux évangélisme américain.
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