Quand j’ai commencé à travailler avec l’observatoire d’Al-Azhar sur l’extrémisme religieux, en 2015, à l’invitation du très sérieux Observatoire d’études géopolitiques de Charles Saint-Prot et de Zeina al-Tibi, connus pour leur proximité avec les régimes laïques et socialistes du monde arabe, incluant le pouvoir égyptien, je ne me doutais pas du tout que l’institution millénaire, qui était passée dans le camps sunnite sous l’égide du légendaire Saladin quelques 8 siècles plus tôt, était sur la sellette. Je me souvenais que le Grand Imam, Ahmad al-Tayyeb, avait été un des premiers et des plus virulents opposants au nouveau pouvoir des Frères Musulmans, pendant la présidence de Mohammed Morsi, et j’avais salué, comme tout patriote arabe, ses nombreux gestes forts envers la communauté chrétienne indigène d’Egypte, les coptes-orthodoxes, dont le chef, successeur de Saint-Marc, est non seulement le Patriarche d’Alexandrie et de toute l’Afrique, mais est aussi surnommé pape des Arabes, depuis que le Grand Mufti syrien lui a reconnu cette qualité, lors d’une rencontre devenue célèbre. C’est que l’Egypte et ses chrétiens occupent une place de premier plan dans le roman national arabe. En effet, la Bible et le Coran ne reconnaissent-ils pas aux Arabes qu’ils descendent du premier fils d’Abraham : Ismaël? Et la mère de ce-dernier n’était-elle pas Agar l’égyptienne, que certaines traditions juives identifient comme une sœur de Pharaon? En outre, ce même Ismaël n’a-il pas épousé une compatriote de sa mère? La filiation des Arabes avec l’Egypte ancienne est donc une idée très enracinée, tout-au-moins dans la culture religieuse judéo-chrétienne et musulmane.
J’avais ressenti quelques tensions avec l’ambassade d’Egypte, pendant que j’organisais la première conférence d’Al-Azhar au Parlement français en juin 2015. On me parlait plus volontiers du Grand Mufti de la République que du Grand Imam d’Al-Azhar. D’ailleurs, je préférais moi-même le premier au second, car il avait pris bien plus conscience de la situation et des enjeux, et il prenait plus fortement position que son homologue azhari, dont la religion du juste milieu s’avérait souvent immobiliste et consensuelle. Un évêque français, dont je tairai le nom, me confia un jour sur le ton de l’agacement qu’étymologiquement, le “juste milieu” ne signifiait autre chose que la médiocrité. Al-Azhar nous apportait-il la preuve que ce lien n’était pas seulement étymologique? Je n’ai pas osé poser la question au prélat, mais je lui rappelai que le consensus (إِجْمَاع) était un principe fondamental pour l’islam sunnite. Aussi fondamental que ne l’est la collégialité pour l’Eglise catholique, et j’osai lui demander si cette collégialité n’était pas un euphémisme du juste milieu.
J’ai appris plus tard d’un haut fonctionnaire égyptien en visite à Paris que le gouvernement égyptien avait un grave problème avec Al-Azhar en raison de son immense réseau d’écoles maternelles, primaires et secondaires. Plus de 10 000 établissements, où sont aujourd’hui scolarisés près de deux millions d’élèves, ce qui lui donne une influence considérable sur la société. Cette influence est devenue problématique, parce que les programmes religieux d’Al-Azhar sont demeurés fidèles au Droit chârié et aux écoles théologiques canoniques, qui n’ont subi aucune modification substantielle depuis le XII siècle et la « contre-réforme » d’al-Ghazali. Nombre d’intellectuels arabes laïques ou proches des régimes socialistes tels que l’Egypte et la Syrie se sont d’ailleurs émus du fait que ces textes étaient les mêmes qui inspiraient Daesh, et les plus audacieux se demandaient même à voix haute si Al-Azhar n’enseignait pas l’islam de Daesh et si la différence entre l’Egypte et cette organisation islamiste ne tenait pas au seul fait que la Justice égyptienne, par ailleurs civile, n’appliquait pas les enseignements d’Al-Azhar. Le gouvernement égyptien souhaitait donc mettre fin à cette influence jugée néfaste et peut-être même dangereuse pour la sécurité de l’Etat et l’unité nationale à long terme. Allait-il aller jusqu’à dissoudre ces écoles? La question se posait.
Al-Azhar, bien conscient des projets du gouvernement, a commencé à rechercher de l’aide à l’extérieur du pays, comme inspiré par l’affaire des enfants Oufkir : en Orient, le salut face à l’arbitraire du prince (ou du tyran) ne peut venir que de la puissance étrangère (et chrétienne, qui a aussi, ici, le sens de charitable). Voyant que l’Eglise catholique aimait à présenter l’institution comme le Vatican de l’islam sunnite, alors même qu’Al-Azhar avait injustement et brutalement rompu ses relations avec elle à la suite du discours de Ratisbonne, ses oulémas, d’abord réticents à ce qualificatif en raison d’une tradition musulmane selon laquelle il ne faut pas chercher à ressembler aux mécréants, ont finalement compris tout l’intérêt qu’ils pourraient en tirer. Ils ont donc souhaité reprendre les relations avec Rome.
A cette fin, a été créé, comme une preuve de bonne volonté, l’Observatoire d’Al-Azhar contre l’extrémisme religieux, adossé à la faculté des langues. Ce nouvel organe fut placé sous la direction du doyen du département de langue et de littérature française, un homme de très bonne volonté, auquel échappait cependant les vraies décisions. L’Eglise est tombée dans le panneau, comme beaucoup d’autres, dont je faisais partie.
Dans la droite ligne de l’histoire francophile de ses réformateurs (les grands penseurs musulmans de la Nahda ont été formés à l’université française, le voyage à Paris s’étant substitué au voyage en Orient dans le cursus honorum arabe) et parce que l’Eglise française avait le plus d’expérience dans les relations avec les musulmans, tant à l’étranger (le mandat français au Liban et en Syrie) qu’à l’intérieur (la France est le pays européen qui compte la plus grande communauté musulmane et ses banlieues voient cohabiter des populations noires et chrétiennes particulièrement pratiquantes, comme aime à le rappeler Mgr Dubost, avec des populations orientales et musulmanes extrêmement religieuses), Al-Azhar a choisi l’épiscopat français comme intermédiaire avec Rome.
Peut-être doit-on aussi y voir l’influence des dominicains du Caire (où l’on compte beaucoup de Français), qui sont très engagés auprès d’Al-Azhar, et sont d’ailleurs décriés par certains milieux catholiques français à cause de cela. J’ai pu observer chez certains de leurs membres éminents une espèce de fascination orientaliste teintée d’une admiration nostalgique, car l’observation de la forteresse azharie, qui résiste aux pressions du pouvoir et de l’intelligentsia, et se refuse à un Vatican II de l’islam, jugeant que la séparation de facto de l’Etat et de l’Eglise en Egypte, reconnue, soutenue et même appelée de ses voeux par Al-Azhar, est tout-à-fait suffisante, n’était pas sans leur faire regretter une certaine époque antéconcilaire. Par séparation de l’Etat et de l’Eglise, on n’entend pas, bien sûr, la laïcité à la française, mais le fait que la Loi ne soit pas directement issue du Droit chârié, ni faite par des oulémas, mais débattue et votée au Parlement.
L’Observatoire d’Al-Azhar a très vite été suivi de la création du Conseil des sages musulmans, une organisation basée à Abu Dhabi et financée par les Emirats Arabes Unis, où le Pape ferait une visite historique en février 2019 : la première visite d’un Pape de l’Eglise catholique depuis la conquête musulmane de la péninsule arabique. A noter qu’avant la conquête musulmane, le territoire des actuels Emirats Arabes Unis faisait partie du diocèse nestorien du Beth Qatraye, dont le Qatar tire son nom.
Les relations avec l’Eglise catholique ont finalement repris en grande pompe, puisque le 23 mai 2016, le Grand Imam Ahmad Al-Tayyeb était reçu au Vatican par le Pape François. Il s’agissait de la première visite d’un grand imam d’Al-Azhar au Vatican. Il se rendait le lendemain à Paris pour une conférence organisée par Sant’Egidio.
Pour toute concession, un discours en faveur de l’abolition de la dhimmitude, demandée et défendue par un groupe d’intellectuels franco-arabes, que je présidais. Ce fut finalement une déclaration télévisée, diffusée le vendredi 13 janvier 2017, dans laquelle le Grand Imam affirme clairement que la dhimmitude « est désormais obsolète », ajoutant que « les chrétiens en Égypte ne sont pas et ne peuvent pas être dhimmis, ni même considérés comme une minorité, un terme chargé de connotations négatives » et que « les chrétiens sont des citoyens, et il n’y a aucune justification pour un retour anachronique à l’imposition de la jizya ». Le Saint-Siège a attendu ce discours, qu’il a relayé (sans quoi il serait passé inaperçu), avant d’accepter que le Pape François ne rende sa visite au Grand Imam d’Al-Azhar.
Ce fut une visite particulière, puisque le Saint-Père a participé à une conférence internationale organisée par la mosquée universitaire en son sein et retransmise en Mondovision. Cette conférence fut pensée comme une rampe de lancement par Al-Azhar, qui voulait profiter de l’intérêt médiatique pour le Pape, pour rappeler son existence et son importance sur la scène religieuse mondiale. En se plaçant sous les feux des projecteurs pontificaux, la presse internationale s’étant même déplacée jusqu’à ses bâtiments historiques, la forteresse azharie s’est prémunie pour longtemps contre tout danger pouvant émaner du gouvernement égyptien.
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