Le 15 janvier dernier, 11 missiles balistiques iraniens touchaient la ville d’Erbil, au Kurdistan irakien. Le même jour, eux aussi tirés par les Gardiens de la Révolution iraniens, quatre missiles touchaient une cible située à côté de la ville de Taltita, dans la province d’Idlib en Syrie. Enfin, toujours venant d’Iran, des tirs touchaient le sol pakistanais, dans la région du Baloutchistan, provoquant deux jours plus tard des représailles d’Islamabad.
L’attaque d’Erbil a fait quatre morts, dont un businessman connu, Peshraw Dizayee ; celle de Taltita aurait visé des sites de rencontre des hommes de Daech (l’Etat islamique) et détruit une clinique ; les tirs contre le Pakistan ont tué deux enfants.
A première vue, on se demande si les autorités iraniennes n’ont pas perdu la raison : s’en prendre en même temps à trois pays voisins, de plus réputés amis de l’Iran, c’est s’exposer au risque de provoquer une alliance militaire de fait contre Téhéran. Cela semble suicidaire.
Pour comprendre, il convient d’analyser la nature des cibles.
Comme nous l’avons dit, à Erbil, les Iraniens ont attaqué un homme d’affaires kurde. Détruisant sa maison, ils ont aussi tué plusieurs membres de sa famille, dont sa fille qui allait avoir un an. Ils ont affirmé avoir porté leurs coups contre un « centre d’espionnage israélien ». L’affirmation est peu crédible mais, comme nous le verrons plus bas, n’est pas faite par hasard.
A Taltita, la cible déclarée était Daech. Le groupe terroriste a revendiqué l’attentat du 3 janvier, perpétré en Iran lors d’une cérémonie commémorative de l’assassinat par les Américains de Qasem Soleimani, ancien chef la force Al Qods rattachée aux Gardiens de la révolution iraniens. La vengeance motive donc cette opération.
Quant à l’offensive lancée au Baloutchistan pakistanais, elle, a touché un groupe terroriste indépendantiste baloutche d’Iran basé au Pakistan. En revanche la réponse d’Islamabad sur le sol iranien a tué au moins 10 indépendantistes de la même ethnie mais de nationalité pakistanaise. Il faut savoir les revendications baloutches présentes de chaque côté de la frontière et les services de renseignements des deux pays instrumentalisant les rebelles du voisin.
Au Baloutchistan pakistanais, l’Iran répond là aussi à des opposants armés, les hommes du Jaish al-Dhulm, qui il y a encore un mois tuaient 11 policiers iraniens dans leur poste.
Au premier niveau d’analyse, nous constatons les cibles pouvant toutes s’identifier à la catégorie « terroriste », selon l’appréciation officielle de Téhéran. Les Baloutches indépendantistes et bien sûr les gens de Daech, point sur lequel, pour ce dernier, il n’y aura pas de différend avec l’occident.
Mais aussi les Kurdes, même si l’Iran combat sur son sol contre d’autres mouvements (PDKI, KOMALA et PJAK) quand il affronte cette ethnie, elle aussi en raison de revendications séparatistes. Téhéran a du reste plusieurs fois bombardé « ses » kurdes dans leurs camps installés en Irak.
S’attaquer à des cibles réputées terroristes permet à Téhéran d’alimenter sa rhétorique dans ce domaine en se présentant comme un Etat victime du terrorisme et non pas, comme Israël l’affirme, lui-même terroriste.
Néanmoins, quand les Gardiens de la Révolution ont attaqué le 15 janvier à Erbil, en zone kurde donc, comme déjà dit plus haut, ils l’ont fait aussi en affirmant pilonner « une centre d’espionnage israélien ». Qu’en est-il ? Nous passons au deuxième niveau d’analyse.
Domine dans cette région le PDK (Parti démocratique du Kurdistan). A sa fondation, en 1946, avec l’aide l’URSS, il a fondé la République kurde de Mahabad sur le territoire de l’Iran. Mahabad ne survécu que quelques mois et, à sa chute, ses responsables se réfugièrent en URSS, jusqu’en 1958, pour réapparaître en Irak où ils se soulevèrent contre le pouvoir central de ce pays.
Il est vrai qu’au cours des années, une relation de proximité s’est développée entre le PDK irakien et l’Etat d’Israël. D’abord, les Israéliens ont vu dans les Kurdes des gens comme eux en lutte contre les Arabes. Puis ils ont cherché à les utiliser contre Saddam Hussein qui, prenant la tête de l’Irak en 1979, soutenait la cause palestinienne.
En mars 2003, après l’attaque anglo-américaine de l’Irak et le renversement de Saddam, de nouveaux liens se sont tissés entre les Israéliens et la région autonome du Kurdistan dont le président est aussi le chef du PDK. Ces liens relevaient, en particulier, des domaines sécuritaires et commerciaux. Il n’est pas impossible que Dizayee, tué nous le rappelons le 15 janvier, ait eu des relations avec Israël. Même si, l’accusation d’avoir hébergé un « centre d’espionnage du Mossad » semble très excessif.
Néanmoins, ce n’est pas le plus important. Car, que Dizayee ait ou non entretenu une étroite coopération avec les Israéliens, l’accusation de l’Iran se suffit à elle seule pour expliquer l’attaque, au regard des décideurs iraniens, en même temps qu’elle nous indique l’effet recherché par Téhéran.
En effet, utilisant ses « proxies » du Hezbollah ou du Yémen contre ses adversaires, Téhéran ne s’expose pas outre mesure. Mais pris par le désir de montrer son existence pour répondre à l’offensive israélienne à Gaza, il ne peut attaquer directement un objectif israélien, voire américain, sans risquer des représailles insupportables, voire mortelles pour le régime.
Alors, avec cette matoiserie dans laquelle ils sont passés maîtres, les décideurs iraniens, pour faire passer le message, ont choisi pour cible un Kurde d’Irak. Finalement, il leur suffit de le désigner comme un proche d’Israël pour dire qu’ils portent un coup à ce pays. Mais sans risques.
Dans ce deuxième niveau d’analyse, à la réflexion, on constate d’autres aspects permettant de comprendre le message s’adressant aussi, et sans doute en priorité aux Américains. D’abord, dans les trois pays concernés, le Pakistan, l’Irak et la Syrie, d’une manière ou d’une autre, les Américains sont présents. C’est leur dire : « Même quand vous êtes là, nous l’Iran sommes capables de mener nos opérations ».
Ajoutons que l’attaque contre Daech en Syrie apparaît encore comme un message sans risque adressé à Washington. Les Iraniens se sont en effet vengés d’une attaque de Daech contre le mausolée de Qasem Soleimani. Mais ce dernier a été tué, lui, par les Américains. Une manière, pour Téhéran, de rappeler qu’il n’oublie pas.
Enfin, il existe un troisième niveau d’analyse. D’un certain point de vue, on peut aussi le considérer comme le premier car il sera le plus évident à percevoir pour les opinions moyen-orientales. C’est la démonstration de force. En frappant à quelques heures d’écart trois pays, l’Iran se donne l’apparence d’une puissance militaire d’importance. Même si, à l’analyse, les tirs de quelques missiles de moyenne portée, de plus assez imprécis, ne sont pas une prouesse. Mais un certain effet est rendu.
En résumé, les trois attaques iraniennes ressemblent à une opération de prestidigitation. Nous sommes invités à voir ce que Téhéran veut que nous voyions. La vérité reste cachée. Nous sommes loin d’une action suicidaire mais au contraire dans une opération mûrement réfléchie. La preuve, après un moment d’émotion, le train train diplomatique a repris son cours.
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