Les islamistes non-violents comme les mouvements des Frères musulmans en Europe agissent dans le cadre juridique et politique de leurs pays d’accueil. Ils ont compris que l’interaction avec les institutions européennes est l’une des tactiques les plus importantes pour étendre leur influence. Les Frères musulmans et leurs sous-institutions se sont donné pour priorité de devenir les représentants légaux ou effectifs des communautés musulmanes et ainsi d’être perçus par les institutions européennes comme des « gardiens » de ces groupes.
Ces organisations cherchent tout type d’interactions avec les institutions européennes – un terme qui doit être interprété aussi largement que possible, allant des gouvernements centraux aux autorités locales, des médias à la société civile et des groupes confessionnels aux partis politiques. Ces interactions peuvent apporter aux participationnistes trois valeurs politiques extrêmement précieuses qui se chevauchent partiellement : les moyens ou la sphère d’influence, les ressources financières et la légitimité.
Avoir la capacité d’exercer une plus grande influence
Dans tous les pays européens, les organisations islamistes participatives s’activent à exercer autant d’influence que possible sur deux groupes différents : la communauté musulmane locale et les institutions locales. Malgré leur activisme acharné et leurs ressources considérables, les organisations des Frères musulmans n’ont pas réussi à lancer un mouvement de masse et à gagner la loyauté de la majorité des musulmans européens. Bien que les concepts, les problèmes et les cadres avancés aient atteint beaucoup d’entre eux, la plupart des musulmans européens s’opposent activement ou ignorent simplement leur influence. Les islamistes ont donc compris qu’une relation étroite avec les élites européennes pouvait leur donner le capital financier et politique qui pourrait grandement faciliter l’expansion de leurs moyens et de leur influence au sein de la communauté musulmane.
En nouant de telles relations, les islamistes, les Frères musulmans cherchent à avoir par le biais des gouvernements européens la gestion de tous les aspects de la « vie musulmane » dans un pays. Les gouvernements leur confieraient la préparation des programmes et la sélection des enseignants pour enseigner l’islam dans les écoles publiques, la nomination des imams dans les institutions publiques telles que l’armée, la police ou la prison, et leur octroyant de subventions par la gestion des services sociaux. Cette position leur permet également d’être à la fois la voix officielle des musulmans dans les débats publics et dans les médias, étouffant ainsi d’autres voix. Les pouvoirs et la légitimité que cela leur donnerait leur permettraient d’accroître significativement leur influence sur la communauté musulmane. Selon un calcul politique et tactique, les Frères musulmans tentent de transformer leur prétention en leadership en une prophétie auto-réalisatrice afin d’être reconnus en tant que représentants de la communauté musulmane et ainsi avancer en tant que leurs seuls représentants.
En parallèle, les islamistes voient dans la coopération avec les institutions européennes un moyen pour les influencer. La proximité pourrait en effet leur permettre d’influencer l’opinion des décideurs sur toutes les questions pertinentes, allant des grands enjeux géopolitiques aux enjeux locaux. En principe, avoir l’attention des élites européennes pour entrer en contact étroit et être ainsi perçus comme des interlocuteurs fiables signifie qu’elles peuvent influencer leur façon de penser d’une manière qui profite à leur mouvement. Les ressources financières sont l’un des éléments essentiels qui distinguent les Frères musulmans des autres organisations musulmanes et leur permettent de mener des activités à une échelle impensable pour d’autres groupes. Les Frères musulmans européens ont fait preuve d’une capacité remarquable dans le passé en générant leurs propres ressources financières grâce à diverses activités commerciales et caritatives. Toutefois, c’est surtout le financement étranger provenant de diverses sources publiques et privées, notamment des pays riches en pétrole du Golfe Persique, qui a fait la différence. En raison des changements géopolitiques dramatiques survenus dans la région après le printemps arabe, bon nombre de ces sources de financement se sont maintenant arrêtées. Même si les institutions associées aux Frères musulmans peuvent toujours compter sur un financement conséquent du Qatar et de la Turquie.
Ces dernières années, cependant, les acteurs islamistes ont également bénéficié de plus en plus de financements des gouvernements européens. En fait, les organisations diversement contrôlées ou connectées à des réseaux islamistes ont trouvé de plus de moyens pour obtenir des financements publics. La dynamique et l’ampleur de ce phénomène diffèrent d’un pays à l’autre. Néanmoins, à travers le continent, il est devenu de plus en plus courant que des organisations associées à des réseaux islamistes reçoivent des financements d’institutions publiques (de la Commission européenne et des municipalités) pour rendre divers services à la communauté musulmane (éducation islamique, funérailles, fourniture de viande halal en cantines, etc.) ou pour mener des activités caritatives. Au cours des dernières années, les organisations islamistes ont trouvé un environnement particulièrement favorable permettant d’obtenir des financements publics dans le but d’exercer des activités politiquement prioritaires pour les autorités à savoir : prévention de la radicalisation, la lutte contre l’islamophobie ainsi que l’intégration des réfugiés et des nouveaux migrants.
Les acteurs islamistes tentent donc de coopérer encore plus avec les institutions européennes afin d’obtenir les fonds publics qui leur permettent de continuer à opérer à grande échelle et ainsi d’étendre leurs moyens.
Légitimité
Comme indiqué ci-dessus, les représentants des Frères musulmans en Europe s’activent pour être reconnus comme des interlocuteurs dignes de confiance et modérés, des « gardiens » fiables auxquels les autorités délèguent des responsabilités importantes – et fournissent des ressources connexes – pour gérer les communautés musulmanes et afin que les autorités demandent leur conseil lors de la prise de décisions sur des questions importantes. Cette ambition est souvent mise à l’échec étant donné que la plupart des organisations et activistes islamistes n’ont pas une réputation irréprochable auprès des institutions européennes. Mises à part les critiques fondées, force est de constater que les acteurs islamistes sont généralement perçus avec un certain scepticisme. Ces dynamiques présentent des variations considérables, certains acteurs islamistes étant généralement perçus de manière plus positive que d’autres et certains individus et organisations au sein des institutions européennes étant plus généreux dans leurs évaluations que d’autres. Dans l’ensemble, on peut dire que la plupart des acteurs islamistes font l’objet de discussions controversées dans une certaine mesure et, par conséquent, toute coopération avec eux fait l’objet d’un examen minutieux.
Les Frères musulmans sont bien conscients de cette tendance, qui entrave gravement leurs efforts de collaboration – et donc leur capacité à accroître leurs moyens et leurs ressources financières. Pour cette raison, ils considèrent la coopération avec certains acteurs comme une méthode pour approfondir la coopération avec d’autres. Par exemple, il n’est pas rare que le mouvement soit critiqué et perçu de manière très négative par les autorités de sécurité d’un pays et une partie importante des médias pour ses relations et positions controversées. En conséquence, de nombreux politiciens et institutions gouvernementales ne sont pas disposés à coopérer avec cette organisation.
Les Frères musulmans essaient souvent de briser cette dynamique négative par le biais de certaines tactiques. Très souvent, il y a une tentative de créer une chaîne de légitimation en recherchant des acteurs prêts à travailler avec eux. Par exemple, si les institutions gouvernementales 1, 2 et 3 ne veulent pas coopérer ou travailler avec eux, l’institution gouvernementale 4 pourra le faire. Dès que cette dernière le fait, il sera plus facile pour l’organisation islamiste de se présenter comme un interlocuteur modéré et fiable auprès d’autres autorités et d’autres partenaires potentiels de coopération dans d’autres domaines. Dès qu’une institution gouvernementale les reconnaît comme partenaires, la position de l’organisation islamiste porte sur la justification des accusations d’extrémisme en les qualifiant de critiques infondées motivées purement par la politique.
Les organisations ont déployé des efforts considérables pour atteindre une large frange d’organisations de la société civile actives pour des questions telles que la discrimination, la pauvreté et les droits de l’homme. Être considéré comme partenaires d’institutions travaillant sur des questions aussi nobles attribue aux Frères musulmans une légitimité politique importante. Dans ce contexte, il convient particulièrement de souligner l’effort de divers acteurs islamistes de travailler avec des organisations défendant les droits des groupes dont les critiques accusent les islamistes d’avoir des attitudes particulièrement problématiques à leur égard. A titre d’exemple, il n’est pas rare que des organisations islamistes organisent des événements et des activités avec des organisations juives et LBGTQ+. Sans parler des motivations et de la compréhension de ces dynamiques, l’entrée des islamistes en partenariat avec des organisations juives ou LBGTQ+ constitue un bouclier contre les critiques et un pas important vers la légitimité.
Les médias jouent également un rôle essentiel dans la quête de la légitimité. Souvent mentionnés comme des voix modérées et représentatives de la communauté musulmane locale, les médias contribuent à une large acceptation des islamistes. A force de le répéter, ces prétentions sont devenues de plus en plus tolérées. Si le même acteur islamiste est présenté comme modérée et est régulièrement interviewé comme l’une des principales voire la seule « voix musulmane » dans des articles autour de sujets tels que la condamnation du terrorisme par des musulmans ordinaires et la préparation de la communauté musulmane locale pour le ramadan, cela lui donne confiance auprès des acteurs politiques, qui en même temps – en l’absence d’alternatives– font de lui le leader musulman de premier choix qui ne peut être qu’invité. Cette dynamique repose à la fois sur l’approche volontariste des islamistes, qui recherchent souvent et acharnement la proximité des journalistes, et sur une certaine paresse de nombreux reporters qui recherchent simplement une « voix musulmane » afin de remplir le devoir de recherche sans vérifier que les revendications représentent vraiment ou pas le point de vue général de la communauté musulmane.
Tous ces éléments fonctionnent ensemble. Après l’institution gouvernementale 4, le gouvernement local de la ville X, plusieurs groupes de défense des droits civils et les principaux médias ont collaboré avec une organisation islamiste. Il est probable que d’autres rejettent certaines de leurs premières réserves pour s’en occuper également. Chaque réunion, chaque partenariat et chaque activité conjointe, aussi petite et occasionnelle soit-elle dans ses détails, forme un maillon de la chaîne de la légitimation que les islamistes tentent de construire. Chaque rencontre constitue une approbation implicite. Et chacun devient partie prenante d’un processus qui avance automatiquement. Les islamistes, en raison d’une combinaison de leur propre activisme acharné, d’un manque de cohérence des institutions européennes et de leur inertie, sont capables s’inviter régulièrement à toutes les tables de négociation.
Le terme vague de coopération peut être compris comme une multitude de formes de contact, allant de rencontres ponctuelles insignifiantes à des formes stables de partenariat. Les acteurs publics qui doivent impliquer des représentants des communautés musulmanes vont des premiers ministres et autres hauts responsables gouvernementaux aux fonctionnaires locaux. Les objectifs et les priorités des efforts de collaboration sont différents, et divers facteurs doivent être pris en considération. La collaboration peut aller de questions telles que la sécurité à la gestion des croyances et de l’intégration à la politique. Dans certains cas, les acteurs publics travaillent avec une institution islamiste comme l’un des nombreux interlocuteurs qui représentent l’ensemble du spectre de la communauté musulmane, dans d’autres cas, cela se limite à cet interlocuteur uniquement.
Les raisons qui conduisent les décideurs européens à coopérer ou non avec les organisations islamistes sont diverses et parfois se chevauchent. Le sujet est extrêmement complexe pour plusieurs raisons. Tout d’abord, aucun pays européen ne s’est mis d’accord sur une évaluation unique suivie par toutes les institutions du gouvernement. De plus, Il n’y a pas de livres blancs publiés de manière centralisée ni de directives internes à tous les responsables gouvernementaux indiquant comment les organisations islamistes devraient être identifiées, évaluées et, en fin de compte, impliquées. Cette situation conduit à d’énormes incohérences politiques, non seulement entre les différents États, mais aussi au sein d’un même État où les positions varient d’un ministère à l’autre et même d’un département à l’autre et au sein d’un même organe. Les experts à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement avec des idées contradictoires influencent souvent l’opinion des décideurs politiques, créant un complexe, situation souvent chaotique, dans laquelle les institutions oscillent indifféremment entre des mesures reflétant d’abord des visions optimistes puis pessimistes envers les organisations islamistes. Principalement, étant donné l’absence d’une vision unifiée, la plupart des autorités ont une grande marge pour appliquer leurs propres attitudes et stratégies envers les organisations islamistes.
En outre, différentes personnes et institutions peuvent avoir des priorités différentes et variables en ce qui concerne leurs relations avec les organisations islamistes. Une certaine approche collaborative d’une organisation gouvernementale, en matière de sécurité par exemple, peut avoir un impact sur l’approche collaborative d’une autre institution gouvernementale sur un sujet complètement différent (par exemple l’éducation) et vice versa. Mais il n’est pas du tout facile pour ces deux organisations gouvernementales dont chacune a son propre direction, ses propres priorités, normes et une histoire de coopération, de mettre en place ensemble une approche coordonnée.