Les motifs de coopération sont extrêmement complexes. La première éventuelle motivation émerge lorsqu’un acteur public engage un acteur islamiste en n’ayant que peu ou pas d’informations. Cela pourrait surprendre ceux ayant une connaissance limitée du fonctionnement du secteur public, car de nombreux étrangers ont tendance à surestimer ses compétences. La réalité, en fait, est que dans l’ensemble de la bureaucratie européenne, la connaissance générale concernant l’islam et de l’islamisme est très limitée, sans parler de la capacité à comprendre ses nuances et à déchiffrer son langage souvent ambigu.
Des rapports journalistiques, par exemple, ont montré comment de hauts fonctionnaires américains et britanniques responsables de questions sensibles de sécurité et de lutte contre le terrorisme, avec une attention spéciale aux groupes djihadistes, ont eu de sérieuses difficultés à saisir la différence entre le sunnisme et le chiisme et à déterminer lequel comme Al-Qaïda ont recruté leurs membres – des choses basiques qui devraient être claires comme l’eau pure pour toute personne impliquée dans l’élaboration des politiques de sécurité. Il n’est donc pas difficile d’imaginer que ce décalage de connaissances sera le même ou probablement encore plus grand pour des fonctionnaires ayant eu des responsabilités complètement différentes dans leurs carrières précédentes, par exemple dans une petite communauté.
Evidemment, il y a des exceptions et il y a de nombreux fonctionnaires à tous les niveaux et dans tous les domaines qui sont très bien informés en la matière ; soit parce qu’ils se sont formés ou parce qu’ils ont participé dans des cours organisés par le gouvernement sur le sujet. Cependant, ce n’est pas une erreur d’assumer que l’ignorance des vis-à-vis est le principal facteur de nombreux efforts de collaboration des acteurs publics européens. Les explications considérant que l’implication des islamistes comme un processus décisionnel complexe et calculé qui prend en considération toutes les perspectives peuvent être correctes dans certains cas, mais sont pour la plupart fausses. Pour modifier quelque peu le proverbe bien connu : « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer ».
En fait, une interprétation plus réaliste de la « coopération » est l’acte d’un fonctionnaire ordinaire bien intentionné mais manipulé et mal instruit qui veut ou doit travailler avec des organisations musulmanes, mais qui dispose en même temps d’outils analytiques limités pour décortiquer les subtilités de ces processus. Même si cela peut aussi se produire au plus haut niveau gouvernemental, la coopération avec les islamistes par manque de connaissance est plus probable que pour un responsable se situant au plus bas niveau de l’hiérarchie.
C’est le cas, par exemple, du conseil d’une petite communauté qui décide d’accorder à une organisation islamiste le droit d’utiliser le gymnase public local pour les prières communes pendant le ramadan. Ou pour une organisation étatique d’aide qui travaille avec un réseau islamiste local en raison de liens passés avec une région déchirée par la guerre. Ou pour un homme politique qui décide d’écrire une lettre de soutien ou le discours d’ouverture d’un banquet organisé par une mosquée liée au réseau islamiste local. Dans tous ces cas, le partenaire de coopération sera une institution sans relation avec des islamistes. Au contraire, la partie concernée tentera de donner l’impression de représenter une large partie de la communauté musulmane considérée comme dominante et modérée. Toutefois, certains ne manqueront sans doute d’enquêter sur le collaborateur. Mais plusieurs fonctionnaires vont prendre leurs décisions sans fondements pour des raisons allant des difficultés d’obtenir des informations à la paresse d’aller les chercher.
Cette ignorance peut être de différentes natures et due à une mauvaise évaluation de deux principaux facteurs :
Mauvaise évaluation de la représentativité d’une organisation/personne islamiste
Les acteurs islamistes ont tendance à se présenter comme les représentants d’un large groupe, sinon de la totalité de la communauté musulmane, tant au niveau local que national. Ils nomment souvent leurs organisations de manière exagérée (Société islamique de X, Musulmans de Y, Fédération des communautés musulmanes de Z, etc.) et soutiennent que divers éléments (le grand nombre de participants à leurs événements ou le pourcentage de mosquées qu’ils contrôlent, etc.) prouvent leur prétention à la représentativité. Il n’est donc pas rare que des acteurs publics prennent cette prétention pour argent comptant et s’impliquent auprès d’une institution islamiste, estimant qu’ils traitent ainsi avec l’ensemble de la communauté musulmane.
Bien que les circonstances varient considérablement d’un cas à l’autre, on peut affirmer que la plupart des prétentions de représentativité islamiste sont délibérément exagérées. On ne peut nier que les groupes islamistes ont un public composé à la fois de membres engagés et d’un grand nombre de personnes individuelles qui partagent simplement bon nombre des mêmes convictions. Ce qui a été révélé dans les enquêtes sur la société musulmane locale au sens large, peut être observé comme un modèle à travers l’Europe : seule une minorité de musulmans considère les organisations islamistes (n’importe laquelle) comme leurs représentantes.
Il n’y a probablement pas de meilleur exemple que celui du Royaume-Uni : pendant longtemps, les autorités ont vu le Muslim Council of Britain (MCB), une organisation faîtière dont les membres sont issus d’institutions aux orientations différentes mais la direction est largement islamiste, comme le seul représentant légitime des musulmans britanniques et ont limité leur coopération au MCB, de sorte que toutes les autres organisations musulmanes ont été exclues. Suite aux attentats terroristes de Londres en juillet 2005, les membres du MCB ont réagi d’une manière largement décevante pour les autorités britanniques. Ils ont nié que le radicalisme était présent dans certaines parties des communautés musulmanes britanniques. Plutôt, ils ont blâmé la politique étrangère britannique pour les attaques (quelques personnes liées au MCB ont même formulé des théories du complot). Le gouvernement britannique a alors commencé à enquêter sur la représentativité du MCB, qu’il avait longtemps considéré comme un fait inchangeable, et il a constaté qu’il avait échoué même pour les enquêtes les plus superficielles. Une enquête menée en 2006 auprès de 1000 musulmans britanniques par le réseau de télévision Channel 4 a révélé que seulement 4 % d’entre eux se considérés représentés par le MCB. Un sondage similaire réalisé par le groupe de réflexion Policy Exchange a augmenté ce nombre à seulement 6 %. Des femmes, des jeunes et des organisations représentant diverses tendances islamiques, comme les soufis, ont dit haut et fort que le MCB ne représente pas leurs points de vue.
L’incapacité de déterminer les affiliations/les positions islamistes d’un groupe/d’un individu
Pour d’autres cas, les autorités n’ont pas mal jugé (ou pas seulement) la représentativité, mais plutôt la nature même des acteurs islamistes. Dans certains cas, les politiciens omettent tout simplement d’examiner le passé de toute organisation avec laquelle ils travaillent, puis ils se retirent précipitamment après avoir reçu plus d’informations. Un exemple particulièrement révélateur de cette dynamique a été fourni par un journaliste du Wall Street Journal, qui a raconté comment un membre britannique du Parlement européen lui a dit dans une interview qu’il aimait parler aux représentants de la FIOE, l’organisation faîtière paneuropéenne basée à Bruxelles des Frères musulmans en Europe. La députée a déclaré qu’elle considérait la FIOE comme une organisation très modérée, contrairement à la Muslim Association of Britain (MAB), dont l’extrémisme l’inquiétait. Lorsque le journaliste a rappelé que le MAB était membre fondateur de la FIOE, la députée a été étonnée et gênée d’admettre qu’elle n’avait pas réussi d’établir ce line fondamental.
De tels cas ne sont pas rares et témoignent de la difficulté avec laquelle les autorités à tous les niveaux sont confrontées pour s’orienter dans la jungle en évolution continue des organisations faîtières, des nouvelles unités organisationnelles et des appareils verrouillés. Les acteurs islamistes ont en effet tendance à créer de nombreuses organisations. Cela est particulièrement vrai pour le réseau des Frères musulmans. Il n’est pas rare dans tous les pays européens qu’une douzaine d’activistes locaux des Frères musulmans enregistrent des centaines d’organisations, en allant des ONG aux unités religieuses en passant par les entreprises. Et ces personnes basculent constamment d’un conseil d’administration à l’autre, dans une danse sur chaise constante et très difficile à appréhender.
La tactique sert sans aucun doute à avoir de nombreuses unités spécialisées dans différentes tâches (charité, éducation, lobbying politique, etc.). Mais cette « armée » d’entreprises enregistrées peut leur permettre d’atteindre deux autres objectifs liés à leurs efforts de collaboration. Premièrement, cela renforce leurs ambitions de créer l’impression qu’ils représentent l’ensemble de la communauté musulmane. Ainsi, il est probable qu’un acteur public, qui ne fait pas de recherches approfondies, invite dix organisations à un événement, croyant ainsi avoir affaire à un large échantillon de la communauté musulmane, alors qu’en fait il a invité des individus du même milieu, mais dans les apparences appartiennent à diverses organisations.
Parfois, les capacités d’enquête limitées des acteurs publics jouent également un rôle dans ce sens. Pour certains pays, les autorités ont beaucoup de difficultés à obtenir des informations détaillées sur l’appartenance d’un leader à une organisation avec laquelle elles interagissent. Les lois protégeant la liberté des associations et de la religion rendent difficile pour les agences gouvernementales de savoir quelles unités sont membres d’une organisation faîtière, qui siège aux conseils d’administration des unités qui composent ladite organisation, et qui contrôle le budget de ces organisations, etc. Comme c’est le cas de l’Allemagne, cela pourrait signifier qu’un décideur public ne peut pas légalement déterminer qu’une organisation avec laquelle il travaille (ou qu’il finance) fait partie d’une organisation faîtière que l’autorité de sécurité qualifie d’extrémiste. Avec ces pouvoirs limités, il est difficile pour un acteur public de prendre une décision fondée.
Une dynamique différente entre en jeu lorsque les autorités adoptent une approche formaliste pour déterminer si un interlocuteur potentiel est un islamiste et jugent essentiellement la situation selon laquelle une affiliation formelle est connue ou si la prétention de l’individu ou de l’organisation de ne pas le faire soit acceptée. Un exemple frappant de cette dynamique remonte à 2007, lorsque le journal néerlandais De Telegraaf affirmait qu’un activiste musulman local était connecté à diverses unités du réseau mondial des Frères musulmans et avait de l’argent de l’Europe Trust au Royaume-Uni, bras financier reconnu du réseau paneuropéen des Frères musulmans. L’histoire était particulièrement accrocheuse parce que la personne était un partenaire des efforts du ministère néerlandais de l’Intégration pour promouvoir l’intégration et lutter contre la radicalisation au sein de la communauté musulmane locale. L’article a incité certains membres du Parlement néerlandais au ministre de l’Intégration à l’époque d’expliquer sa décision de coopérer avec cette personne.
La réponse formulée par le ministre lors d’une session parlementaire illustre suffisamment l’incapacité de nombreux décideurs occidentaux à comprendre la nature des Frères musulmans en Europe. D’abord, le ministre a répondu qu’il n’y avait aucune information selon laquelle la personne était membre des Frères musulmans, seulement qu’elle était associée à un grand nombre d’organisations musulmanes sympathisantes des Frères musulmans. Avec une telle réponse, le ministre a montré qu’elle ne comprenait pas comment l’appartenance aux Frères musulmans peut être déterminée. Qu’il s’agisse d’un Frère musulman – peu importe sa définition exacte – n’a pas d’importance ici. La déclaration du ministre identifie clairement l’appartenance aux Frères musulmans comme une sorte d’appartenance formelle, sans comprendre qu’elle est motivée plutôt par des considérations personnelles, idéologiques et par des liens financiers.
La suite de la réponse montre un deuxième problème que rencontrent de nombreux décideurs européens lorsqu’ils évaluent leurs interlocuteurs potentiels. Le ministre a assuré qu’il avait reçu des informations des autorités de sécurité néerlandaises (AIVD) disant que les organisations avec lesquelles il était associé ne représentaient pas une « menace pour la sécurité nationale » et qu’il avait donc continué à travailler avec elles. Il semble donc diviser les candidats à une potentielle coopération en deux catégories : les personnes impliquées dans des activités terroristes et constituant donc une menace pour la sécurité nationale ne devraient pas être considérées comme des partenaires de coopération, tandis que toutes les autres devraient être choisis comme des partenaires. Il semblait ignorer le fait qu’il pourrait y avoir une troisième catégorie composée d’individus et d’organisations qui, bien qu’ils ne soient pas impliqués dans des activités terroristes et ne représentent pas une menace directe, possède un agenda et un programme qui sont incompatibles avec la vision du gouvernement néerlandais par rapport à l’intégration.
Curieusement, c’est en fait la position de l’agence de sécurité néerlandaise, qui a publié un rapport public sur les Frères musulmans aux Pays-Bas quelques mois après le discours parlementaire du ministre. Bien que le rapport n’y fasse pas directement référence, il aborde les deux lacunes de son évaluation : « Tous les Frères musulmans ou leurs sympathisants ne peuvent pas être identifiés comme tels. Ils ne révèlent pas toujours leur loyauté religieuse et leur agenda ultra-orthodoxe envers les étrangers. « Essentiellement, l’AIVD a clairement indiqué que l’utilisation par le ministre d’une approche formaliste est trompeuse lorsqu’il essaie de déterminer si un individu ou une organisation est membre des Frères musulmans ou en fait de tout autre mouvement islamiste occidental actif ».
La deuxième partie de l’argumentation du ministre néerlandais, dans laquelle il disait que leur coopération n’était pas erronée parce que leur interlocuteur ne représentait pas une menace pour la sécurité nationale, a également été indirectement abordée par l’AIVD. Le rapport de l’autorité indiquait :
« Coopératifs et modérés, semblent-ils, dans leur attitude envers la société occidentale, ils [les frères musulmans] n’ont certainement aucune intention violente. Toutefois, ils essaient d’ouvrir la voie à l’islam ultraconservateur pour lui donner un rôle plus important dans le monde occidental en exerçant une influence religieuse sur les communautés immigrées musulmanes et en forgeant de bonnes relations avec les éminents leaders d’opinion : politiciens, fonctionnaires, organisations sociales traditionnelles, clergé non islamique, universitaires, journalistes, etc. Cette politique de coopération s’est accentuée ces dernières années et pourrait éventuellement annoncer une certaine libéralisation des idées du mouvement. Ils se présentent comme des défenseurs largement soutenus et des représentants légitimes de la communauté islamique. Mais le but ultime – bien qu’il ne soit pas franchement révélé – est de créer, puis de mettre en place un bloc musulman ultraconservateur en Europe occidentale […].