L’invasion brutale de l’Ukraine par l’armée russe est un tournant pour l’Europe qui, pendant des décennies, se considérait en sécurité et sommeillait dans une sorte d’abandon de soi. Cela a maintenant profondément changé. Dans son dernier discours gouvernemental, le chancelier allemand, Scholz, a parlé d’un « tournant ».
Quelles en sont les répercussions à court et à long-termes sur la région MENA ?
L’avenir de l’Ukraine et l’avenir de l’Europe sont en jeu, le spectre d’une guerre mondiale se profile. Si la Russie ne s’arrêtait pas en Ukraine, les répercussions sur les intérêts européens iront bien au-delà des deux pays, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord seront également touchés.
La guerre en Ukraine est susceptible de créer de nouveaux problèmes pour l’Europe dans la région. Si les États du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ne pourront pas remplacer la Russie en tant que principal fournisseur de l’Europe en énergie, ils voudront s’assurer une plus grande influence en Occident. Cela pourrait être un revers pour les efforts de l’administration Biden voulant détourner son regard du Moyen-Orient vers l’Asie, mais cela pourrait créer de nouvelles opportunités pour la diplomatie européenne, à l’instar des efforts de médiation entre l’Algérie et le Maroc pour ouvrir de pipelines d’énergie.
En parallèle, l’escalade des tensions entre l’Occident et la Russie est susceptible de bloquer les efforts pour la stabilité de la région, en particulier en Libye et en Syrie. Une guerre totale entre la Russie et l’Ukraine pourrait également entraîner une flambée des prix mondiaux de l’énergie et du blé. Cela pourrait avoir des conséquences humanitaires dévastatrices sur les États déjà fragiles du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Les États régionaux déjà en difficulté économique pourraient devenir encore plus faibles et plus vulnérables aux pressions extérieures. Cette dynamique est particulièrement dangereuse dans une région où la hausse des prix du pain a souvent été un indicateur de bouleversements politiques et de troubles en général.
La guerre en Ukraine met en relief le danger de la dépendance de l’Europe du gaz russe. Les tensions actuelles ont alimenté les craintes de perturbation des flux de gaz russe. Cela aggraverait les pénuries d’énergie existantes et entraînerait des prix encore plus élevés pour les consommateurs européens qui souffrent déjà de l’inflation. Dans ce contexte, le remplacement du gaz russe par le gaz provenant du Moyen-Orient semble une solution intéressante. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
Le Qatar, en tant que deuxième producteur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), a jusqu’à présent fait des efforts pour trouver des sources d’énergie alternatives. Washington incite Doha à détourner les exportations de gaz vers l’Europe depuis fin janvier. Cependant, la production au Qatar est proche de sa capacité maximale car une grande partie de l’approvisionnement est liée à des contrats avec des clients-clés en Asie. Si les États-Unis ne parviennent pas à persuader leurs partenaires asiatiques de libérer une partie de leurs achats en faveur de l’Europe, les nouveaux approvisionnements en gaz seront limités.
Le pouvoir de négociation du Qatar est renforcé par l’absence d’alternatives, d’autant plus que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ne disposent pas de capacités comparables de production et d’exportation de GNL. Mais l’Arabie saoudite est également importante de toute façon pour le mix énergétique. Une escalade du conflit russo-ukrainien pourrait réduire les approvisionnements russes en pétrole, dont les prix ont déjà connu une hausse vertigineuse. Dans cette optique, Riyad subit d’énormes pressions américaines pour augmenter la production de pétrole afin de baisser les prix. L’Arabie saoudite pourrait également saisir l’opportunité pour contester la domination de la Russie sur le marché pétrolier en Europe de l’Est, en exploitant sa récente incursion en Pologne pour tenter de s’emparer d’une plus grande part du marché mondial.
L’Afrique du Nord présente une autre potentielle solution pour les problèmes énergétiques de l’Europe, compte tenu des positions de l’Algérie et de la Libye en tant que possibles fournisseurs alternatifs de gaz. Mais cela aussi pose des problèmes importants, notamment à cause de la politique chaotique en Afrique du Nord qui pourrait menacer la continuité de l’approvisionnement.
L’escalade des tensions entre Alger et Rabat a déjà bloqué les exportations d’énergie via le gazoduc reliant l’Algérie et l’Espagne. L’animosité de longue date entre les parties offre peu d’espoir d’une solution rapide. Cependant, l’Algérie pourrait toujours fournir du GNL à l’Europe ou exporter plus de gaz vers l’Italie via un gazoduc.
Néanmoins, l’instabilité politique de la Libye et la menace persistante de conflit en font un partenaire énergétique problématique, surtout compte tenu de sa capacité supplémentaire limitée. La Russie pourrait encore compliquer cette dynamique en exploitant sa présence à l’est de la Libye et les champs pétroliers du pays pour perturber les flux énergétiques vers l’Europe.
La guerre de la Russie en Ukraine pourrait accorde aux pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord une nouvelle influence significative sur les États-Unis et l’Europe. Le Qatar et l’Arabie saoudite devraient chercher à exploiter cet élan énergétique pour renforcer leurs positions. La désignation par les États-Unis du Qatar en tant qu’allié majeur de l’OTAN en janvier 2022 pourrait être un geste dans cette direction. Mais le Qatar voudra probablement que l’Europe fasse des concessions. En tête de liste figure la suspension par la Commission européenne d’une enquête de quatre ans sur l’utilisation présumée par le Qatar de contrats à long-terme pour empêcher les flux de gaz vers l’unique marché européen.
En Arabie saoudite, le prince héritier Mohammed (Ben Salmane) veut échapper au statut de paria international qu’on lui colle depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi en 2018. Riyad pourrait aussi chercher à exploiter les demandes américaines et européennes pour accroitre l’approvisionnement en pétrole pour regagner ses faveurs avec l’Occident. Cela pourrait également signifier une rencontre tant attendue avec le président américain, Joe Biden, et un apaisement général des critiques américaines à l’égard de l’Arabie saoudite.
La priorité occidentale de maintenir la Turquie et les autres États de la région à l’écart est susceptible d’éclipser leurs préoccupations relatives aux valeurs et aux droits de l’Homme.
La Turquie sera également un élément important de l’équation, car elle est membre de l’OTAN et entretient des liens étroits avec la Russie et l’Ukraine. Comme Mohammed Ben Salmane, le président turc Recep Tayyip Erdogan a été boudé par l’Europe et le gouvernement Biden. Mais la guerre en Ukraine renforcera l’importance de la Turquie.
La Russie et l’Occident sont désormais en concurrence pour entraîner Ankara à adopter leurs positions respectives en Ukraine – Washington souhaite qu’Ankara poursuive ses ventes d’armes à Kiev. Il est peu probable que la Turquie s’allie totalement à l’Occident contre la Russie, étant donné ses relations compliquées avec le pays. Mais cette dynamique conduira sans aucun doute à une politique étrangère turque plus affirmée- en particulier en Méditerranée et en Syrie – et à une critique occidentale atténuée envers le comportement d’Erdogan à l’intérieur.
La Turquie a changé son discours en qualifiant dimanche l’attaque de la Russie contre l’Ukraine comme une « guerre » et elle s’est engagée à appliquer des parties d’un pacte international qui limiterait l’éventuel passage des navires de guerre russes de la Méditerranée vers la Mer noire.
Kiev avait lancé un appel à Ankara pour empêcher le passage de plus de navires russes vers la Mer noire, à travers laquelle Moscou a lancé une attaque contre la côte sud de l’Ukraine. Au moins six navires de guerre russes et un sous-marin ont traversé ce mois les détroits de la Turquie.
« Il ne s’agit pas de quelques frappes aériennes maintenant, la situation en Ukraine est officiellement une guerre… Nous mettrons en œuvre la Convention de Montreux », a déclaré le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, lors d’une interview.
Etant donné ses engagements occidentaux et ses liens étroits avec Moscou, Ankara a qualifié ces derniers jours l’attaque russe d’inacceptable, mais n’a pas qualifié de guerre la situation en Ukraine que dimanche.
Le changement du discours permet à la Turquie de mettre en application les articles de la Convention de Montreux de 1936, qui lui permet de restreindre le passage maritime par ses détroits des Dardanelles et du Bosphore en temps de guerre ou en cas de menace.
Toutefois, Cavusoglu a affirmé que la Turquie ne peut pas empêcher tous les navires de guerre russes d’entrer dans la mer Noire en raison d’une clause du pacte interdisant d’empêcher ceux qui veulent retourner à leurs bases.
« Il ne faut pas abuser de cette exemption. Les navires qui annoncent voulant retourner à leurs bases et en traversant les détroits ne devraient pas être entraînés dans la guerre », a expliqué Cavusoglu.
La Turquie entretient de bonnes relations avec la Russie et l’Ukraine. Bien que les membres de l’OTAN aient sanctionné Moscou, Ankara, en poussant trop loin ses mouvements lors d’une époque de turbulences économiques intérieures, pourrait nuire aux importantes importations russes d’énergie, au commerce et au tourisme.
Si les tensions en Ukraine conduisent à de nouvelles sanctions européennes contre la Russie – ou à d’autres mesures de sanction similaires – Moscou peut utiliser sa position en Libye pour exercer des représailles, notamment en exploitant de nouveaux conflits et l’augmentation des flux migratoires pour faire pression sur l’Europe. L’intensification du conflit en Ukraine pourrait entraver les pourparlers entre la Russie et les États-Unis ainsi qu’elle empêcherait même de modestes progrès en Syrie en matière de questions humanitaires.
Le flou le plus important est de savoir si la guerre en Ukraine va affecter les négociations par rapport à l’accord sur le nucléaire avec l’Iran. La Russie a joué un rôle constructif dans les discussions récentes, travaillant en étroite collaboration avec les acteurs occidentaux pour remettre l’Iran en conformité. Mais la crise en Ukraine pourrait pousser Moscou à adopter une approche plus provocatrice pour atténuer la pression sur Téhéran. De son coté, l’Iran peut avoir le sentiment que l’escalade des tensions américano-russes et la hausse des prix du pétrole lui offrent un répit et augmentent son pouvoir de négociation.
Les Émirats arabes unis, par exemple, se méfieront de perdre la Russie en se rapprochant de l’Occident. Cette considération pourrait également limiter la volonté de Riyad d’utiliser la crise pour tenter de s’emparer d’une partie de la part actuelle de la Russie sur le marché pétrolier. Au cours de la dernière décennie, les liens sécuritaires et économiques entre la Russie et plusieurs États du Moyen-Orient se sont développés, motivés par le sentiment d’un déclin de l’intérêt américain pour la région.
Il est probable qu’Israël adopterait une position similaire. Israël considère les États-Unis comme son allié international le plus important. Mais depuis que Moscou a déployé son armée en Syrie, les responsables israéliens considèrent la Russie comme leur nouveau voisin au nord. Il dépend de la coopération avec la Russie pour mener des frappes aériennes contre des cibles liées à l’Iran en Syrie.
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