Après l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas contre Israël nous avons interrogé Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), sur la position de la France concernant ce conflit et ses répercussions pour Paris. L’entretien a été mené par Denys Kolesnyk, consultant et analyste français.
Le 7 octobre dernier, le Hamas a attaqué Israël. Quels étaient les principaux objectifs du Hamas ? Pourquoi cette date a été choisie ? Quels acteurs ont profité de cette attaque et pourquoi ?
Tout d’abord on ne sait pas exactement pourquoi le Hamas a choisi le 7 octobre comme date de son attaque. D’ailleurs, on ne sait pas non plus comment le plan de cette attaque a été élaboré concrètement. Vraisemblablement, certaines sources bien informées indiquent qu’il y a eu un hiatus entre la branche militaire et la branche politique du Hamas, la branche politique n’étant pas forcément informée des activités ou de la volonté d’entreprendre cette attaque de la branche militaire. Et on le sait aussi parce que la branche politique n’est pas domiciliée sur la bande de Gaza mais on les trouve davantage à Istanbul ou à Doha. C’est le cas par exemple d’Ismaël Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas qui a succédé à Khaled Mechaal, qui a été hébergé gracieusement par les autorités qatariennes.
Par conséquent, c’est une opération qui a été préparée dans la bande de Gaza dans une dimension de mener une opération militaire avant toute chose et de profiter de cette sidération ou du caractère surprise de cette attaque qui, vraisemblablement, n’a pas été anticipée non plus par les autorités israéliennes. Un certain nombre d’agences de renseignement, notamment les agences américaines, qui se sont penchées sur la manière dont cette opération a été menée, se sont rendues compte de plusieurs éléments.
Le premier élément, c’est que les forces de sécurité israéliennes ne s’attendaient pas à une attaque partant de la bande de Gaza mais davantage à une attaque venant du Hezbollah sur la frontière nord, notamment la frontière avec le Liban et précisément des fermes de Chebaa au-dessus du plateau du Golan, d’où une forte mobilisation des forces armées israéliennes dans le nord et le nord-est du pays.
Deuxième élément, avec le gouvernement de Netanyahou, qui est un gouvernement qu’on peut qualifier d’extrême droite, avait davantage mis la pression militaire et par conséquent focalisé davantage les forces de sécurité en Cisjordanie pour « protéger » les « colons » dont sont issus beaucoup de ministres du gouvernement, notamment un dont on entend beaucoup parler, Itamar Ben-Gvir, le ministre de la sécurité nationale, qui nommément est en train d’armer les civils et les colons pour essayer de profiter de la situation, pour essayer de reconquérir de nouveaux territoires.
Nous sommes face à un effet de sidération, un effet de surprise qui a déjoué la résilience ou la capacité de protection passive, le blocus maritime qui avait été mis en place par les israéliens depuis leur dernière intervention en 2021, et puis bien évidemment le fameux système Iron Dome, qui n’a pas pu arrêter la totalité des missiles. Là aussi il s’agit d’un effet de saturation, on envoie 5000 roquettes, forcément avec un taux de réussite de 80% à 90%, il en passe quelques-unes occasionnant un certain nombre de victimes.
Ensuite, dans la configuration de cette attaque, il faut toujours avoir une vision tactique et une vision stratégique. La vision tactique c’est l’effet de sidération, le fait de profiter du fait qu’on était à la fin d’une fête religieuse, donc forcément un certain nombre de réservistes et de militaires n’étaient pas dans leur baraquement.
Ce qui explique partiellement la date ?
C’est ce qui explique, je crois, beaucoup la date. Le fait que le Hamas aurait pu choisir une semaine après, mais il y aurait eu plus de militaires. C’est à ce moment-là que les militaires ont été tués, et on est passé à un moment où les protections étaient amoindries.
Encore une fois, un objectif tactique, une mission tactique réussie, nonobstant l’horrible violence et les conséquences absolument innommables qui ont accompagné cette attaque. 1400 morts, 300 militaires israéliens qui ont été tués, et plus de 300 otages, dont on ne sait pas tout à fait s’ils sont encore en vie, constitue un effet de sidération.
Ensuite, il y a la dimension stratégique, le contexte régional et la temporalité de l’attaque. Le gouvernement israélien continuait, malgré la radicalité de ses prises de parole, à normaliser ses relations avec un certain nombre de voisins, tout comme il l’avait fait depuis longtemps avec l’Égypte, en 1978, depuis moins longtemps avec la Jordanie, en 1993, et depuis plus récemment avec le Soudan, avec le Maroc, avec Bahreïn, les Émirats Arabes Unis.
L’étape suivante, qui était une grande étape symbolique, c’était un rapprochement avec l’Arabie Saoudite. Un certain nombre d’acteurs locaux et régionaux ne voyaient pas d’un très bon œil ce rapprochement. Surtout la Turquie d’un côté, qui est elle-même dans une volonté de réduire l’influence spirituelle et de concurrencer le leadership du monde arabo-musulman, qui cherche à conquérir le cœur et les esprits des musulmans. Et puis bien sûr, l’autre acteur qui n’avait aucun intérêt à ce rapprochement entre Tel Aviv et Riyad, c’est évidemment l’Iran.
Premièrement parce que Téhéran est engagé dans un rapprochement avec l’Arabie Saoudite. Étonnamment, du reste, grâce à l’influence de la Chine, qui avait permis en mars dernier un rapprochement singulier, qui a fait que le président Ebrahim Raïssi pu mettre les pieds en Arabie Saoudite à l’occasion du sommet d’urgence, qui avait été convoqué par Mohammed ben Salmane, liant à la fois la Ligue arabe et l’Organisation de la coopération islamique à laquelle appartient l’Iran.
Donc un phénomène régional qui tendrait à penser qu’il fallait tout faire pour limiter ou voire remettre en cause le processus de normalisation d’Israël avec ses voisins. D’ailleurs, ça a été partiellement réussi. Le sommet de Riyad a montré que la « rue arabe », autrement dit les opinions publiques sont beaucoup moins enclines à reconnaître la légitimité du processus de normalisation avec Israël.
Et puis évidemment, une pression historique des pays qui n’ont jamais reconnu l’État d’Israël et qui ont pris fait et cause pour les actions du Hamas, justifiant qu’on ne pourra jamais reconnaître Israël par rapport à la radicalité, la brutalité, diront certains, de la violence, ou en tout cas le caractère disproportionné de la réponse israélienne. Les bombardements sur Gaza depuis maintenant 40 jours, l’opération militaire qui a été lancée le 27 octobre sur des espaces terrestres.
L’Algérie, la Tunisie, la Somalie, qui n’ont jamais reconnu l’État d’Israël et qui vont utiliser cet argument en disant « vous devriez avoir fait comme nous » en s’adressant aux opinions publiques marocaines ou aux opinions publiques soudanaises. Le Soudan d’ailleurs a tourné un petit peu casaque, puisque, même s’il a signé les accords d’Abraham, a été un des premiers à ne pas soutenir Israël.
Et puis un phénomène qui, évidemment, est encore plus large, une vision stratégique encore plus périphérique, qui est celui d’un conflit entre le Hamas et l’État d’Israël, qui arrange un certain nombre d’acteurs. La Russie se voit, de facto, débarrassée d’une pression médiatique sur l’Ukraine au moment où la contre-offensive ukrainienne lancée en juin patine. Certains diraient « à échoué » ou qu’ « elle n’a pas obtenu les résultats escomptés » vu l’immensité du soutien militaire de la communauté internationale.
L’attaque perpétrée par la Hamas contre Israël, de facto, permet au conflit ukrainien d’être marginalisé ou de devenir un conflit moins médiatiquement focalisant. Évidemment, tout cela sert les intérêts de Moscou. Et c’est la raison pour laquelle il ne faut pas s’étonner que Moussa Abou Marzouk, le numéro 2 du Hamas, a été reçu par Sergueï Lavrov et Mikhaïl Bogdanov, le vice-ministre russe des Affaires étrangères chargé du Proche-Orient. Sous couvert de la Russie de vouloir jouer un rôle de médiateur, qui permet à la Russie de donner implicitement une sorte de quitus ou de remercier, osons le dire, le Hamas pour cela.
Et puis il y a aussi un autre impact, c’est celui d’un impact pour Washington. Les États-Unis qui se trouvaient jusqu’à présent un peu marginalisés par un certain nombre de pays, notamment l’Arabie Saoudite, mais également d’autres pays du Golfe, qui tendraient à chercher d’autres alternatives stratégiques.
Rapprochement avec la Chine, rapprochement avec l’Inde, volonté de ne pas être totalement en symbiose ou en harmonie en ce qui concerne la question pétrolière. Mohammed ben Salmane qui a refusé d’augmenter le nombre de barils de pétrole produits pour avoir lui-même une capacité de négociation avec les États-Unis. D’une certaine façon, l’Arabie Saoudite se cherche aussi de nouvelles polarités.
Donc tout ce contexte fait que le moment était, entre guillemets, bien choisi, hélas bien choisi, avec un gouvernement israélien lui-même affaibli par trois mois de manifestations constantes sur une réforme institutionnelle et constitutionnelle, une réforme judiciaire qui ne passaient pas. Il faut quand même avoir à l’esprit que le président Herzog a dit que le gouvernement de Netanyahou était dangereux pour la cohésion israélienne.
Donc on est vraiment dans une logique de hiatus entre la société israélienne, beaucoup plus libérale qu’un gouvernement qui est le gouvernement le plus à droite depuis Ben Gourion et la création de l’État d’Israël en mai 1948.
Le 10 novembre dernier, le Président de la République a déclaré qu’« Israël doit cesser de tuer des bébés et des femmes à Gaza ». Alors que Netanyahu a déclaré que « les dirigeants du monde doivent condamner le Hamas et l’ISIS et non Israël ». Comment pouvez-vous expliquer cette déclaration de Macron ? Quel public visait-il ? Quelle pourrait être la conséquence de sa déclaration ?
Le président de la République française s’est trouvé finalement un petit peu pris au piège de son « en même temps, en même temps ». Sur cette crise comme sur bien d’autres, peut-être moins sur la guerre russo-ukrainienne, le président Macron a une fâcheuse tendance à dire blanc ou noir, bâbord, tribord, à faire ce que j’appelle une « politique de régate » ou une « diplomatie de régate ». Qui consiste en dire le contraire de ce qu’on a dit la veille pour faire plaisir à son interlocuteur immédiat.
Prenons des exemples très concrets. Le président Macron s’est vanté d’avoir fait une tournée triomphale au Proche-Orient en se rendant à Tel Aviv, à Ramallah, et puis au Caire. Si on regarde bien les tonalités, je veux dire ce qu’il a dit à Benjamin Netanyahou, à Mahmoud Abbas, ce qu’il dit à Abdallah II de Jordanie et Abdel Fattah al-Sissi sont littéralement opposées de ce qu’il a dit la veille.
Il arrive à Tel Aviv en rappelant le droit légitime d’Israël à l’autodéfense ou à la capacité de mettre en exergue l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Autrement dit, l’Israël a le droit de se défendre face à une attaque qui vient d’une organisation que l’Union européenne, tout comme les Etats-Unis et le Canada, qualifient d’organisation terroriste.
Le Hamas fait partie des organisations, la liste noire des organisations que nous qualifions de terroristes. Il y a une cohérence. Je viens en Israël me rendre compte et surtout exprimer en Israël, en tant que président des Français, qui héberge la troisième communauté juive dans le monde.
Après celle d’Israël, bien sûr, et celle des Etats-Unis, qui permet évidemment de montrer que le président pense avant tout aussi aux binationaux. 30 ont trouvé la mort dans l’attaque du 7 octobre et on estime qu’il y a à peu près 9 otages franco-israéliens à comptabiliser parmi les 230 qui ont été donc pris en otage.
Le problème, c’est que le lendemain, le président Emmanuel Macron va dire à Mahmoud Abbas, puis à Abdellah II de Jordanie, puis au président Abdel Fattah al-Sissi, rigoureusement le contraire, en disant qu’il faut que l’Etat d’Israël arrête de bombarder Gaza, que la réponse est disproportionnée et que singulièrement, il faut avant tout obtenir une trêve humanitaire.
C’est à peu près ce qu’il a dit le 10 novembre, n’est-ce pas ?
Alors le 10 novembre, il va un petit peu plus loin en disant qu’il faut non seulement une trêve humanitaire, mais un cessez-le-feu, ce qui n’est pas la même chose, que la France se propose dans l’urgence de servir de médiateur et de facilitateur pour la libération des otages et la mise à disposition de matériel médical.
Il faut noter que depuis le 24 novembre, dans le cadre de la trêve négociée sous l’égide du Qatar, avec l’appui de l’Égypte et des États-Unis, ce sont 60 otages israéliens qui ont été libérés, en échange de la sortie de prison de 180 Palestiniens écroués en Israël. Par ailleurs, 21 otages de nationalité thaïlandaise ont également été libérés par le Hamas. Désormais, reste à savoir si le prolongement de cette trêve de 48 heures supplémentaires débouchera sur un cessez-le-feu consolidé, préalable à la reprise des négociations en vue d’un accord de paix global entre Israël et l’Autorité palestinienne.
À son tour la France avait proposé la mise à disposition de deux navires, ce qu’on appelle les PHA (portes-hélicoptères amphibies), ce ne sont pas des hôpitaux maritimes, ce sont des portes-hélicoptères qui peuvent transporter du matériel sanitaire. D’ailleurs, le PHA Dixmude a récemment rejoint l’Egypte. Le problème, c’est que ni l’un ni l’autre ne sont acceptés dans les eaux territoriales de Gaza, sous blocus littéral, sous blocus maritime des forces navales israéliennes.
Donc, deuxième problème, le président Macron dit tout et son contraire, mais il aussi dit des choses qui ne sont pas vraies. Par example, que la capacité française de proposer de l’aide de 20 millions d’euros initialement proposés à 100 millions d’euros in fine finalisés à l’occasion de la conférence humanitaire qui a eu lieu le 9 novembre dernier, tout cela c’est du wishful thinking, un mot-valise, une parole magique. Ce sont des mots qui pour l’instant ne sont pas réalisés.
À l’heure où nous parlons, aucun blessé palestinien n’a été pris en charge par les équipes médicales françaises. Donc l’idée que nous soyons à la tête d’une coalition humanitaire n’existe pas. C’est encore une fois une projection. C’est aussi une façon de dire « les médicaments sont où ? » Mais non, on ne l’a pas fait. On le dit, mais on ne l’a pas fait. Encore une fois, c’est un petit peu biaisé et un petit peu cynique.
C’est totalement le double standard que Abdallah II de Jordanie et son épouse Rania nous reprochaient en disant tout et son contraire et surtout en s’appuyant, quand ça nous arrange, sur un certain nombre de principes.
Prenons l’exemple du droit humanitaire international. Le président Macron, lors de cette interview à laquelle vous faites référence le 10 novembre dernier face à une journaliste de la BBC, à l’occasion du Forum de Paris, le lendemain de la conférence humanitaire, évoque le fait que nous soyons, et je crois que littéralement il a raison, très attachés au droit international humanitaire.
Les quatre conventions de Genève en 1949, le protocole additionnel en 1977, on ne tire pas sur les ambulances, littéralement, on ne vise pas les hôpitaux, on ne vise pas les écoles et donc singulièrement on protège, on sanctuarise un certain nombre de lieux.
Alors Abdallah II de Jordanie, Rania de Jordanie et même Bachar el-Assad de Syrie nous ont quand même rappelé qu’à Alep en 2016, on n’a pas tout à fait marqué notre opposition quand il s’agissait de justifier le fait qu’on tirait sur les ambulances et on ciblait les hôpitaux, en tout cas les américains. Et un certain nombre d’autres le faisaient dans le cadre de la coalition de la lutte contre les mouvements islamiques en général, pas seulement Daech mais également le front Al-Nusra.
De la même manière que sur la guerre en Ukraine, on aurait pu aussi dénoncer l’utilisation de ces moyens ou le ciblage, comme le président de la Russie l’a fait, sur un certain nombre d’objectifs. Donc ce double langage, ce double standard, le deux poids deux mesures, est je crois très justement intolérable pour une partie de l’opinion publique mondiale.
Donc à un moment ou à un autre le président Emmanuel Macron doit dire les choses. Alors le problème c’est qu’il a dit cela le 10 novembre et quelques heures après, et c’est pour ça que j’en reviens à mon propos en disant que le président Macron n’écoute que le dernier qui lui parle.
Quelques heures après que Isaac Herzog, le président israélien, l’a appelé en lui évoquant son étonnement, le président Emmanuel Macron a redit de nouveau le droit à Israël à l’autodéfense et qu’Israël devait continuer son opération pour éradiquer le Hamas.
Et quelles sont les conséquences de ce type de déclarations ?
Il y a deux conséquences qui sont assez graves. La première conséquence c’est que ça polarise l’opinion publique française. Entre ceux qui estiment que le président français défend trop l’état d’Israël et ceux qui estiment que le président français ne défend pas suffisamment Israël ou défend trop la cause palestinienne en appelant à ce cessez le feu humanitaire.
Deuxième élément, la décrédibilisation de l’ONU. Il y a eu une résolution, et si on en fait le décompte, une résolution qui a été votée. Le 17 octobre dernier, une résolution qui dit clairement les choses. 120 États demandent un cessez le feu humanitaire en partant du principe que ce cessez le feu humanitaire va arrêter les bombardements et va permettre une solution politique.
Le problème c’est que sur les 120 États, donc une majorité des 194, 14 ont voté contre, 45 se sont abstenus. Mais avec un hiatus entre les pays européens, aucune cohésion des pays européens. La France et l’Espagne ont appelé à un cessez le feu humanitaire. L’Espagne c’est important parce qu’elle préside encore le conseil de l’Union européenne jusqu’à la fin du mois de décembre.
Alors même que quatre pays se rangeaient entre guillemets sur la position israélienne, l’Autriche, la Hongrie, la Croatie et la République tchèque, et que deux pays et non des moindres, l’Allemagne et l’Italie, se sont abstenus, donnant l’impression qu’ils soutenaient in fine la position israélienne pour ne pas avoir à critiquer cette position par rapport à cette résolution.
De nouveau, une autre résolution il y a quelques heures, le 9 novembre dernier, a montré, 145 là pour le coup, encore plus, qu’il fallait dénoncer l’illégale colonisation de territoires qui normalement sont palestiniens, Pate du Golan, Cisjordanie et Jérusalem Est.
Donc de nouveau, donnant le sentiment que nous sommes du bon côté et que nous soutenons le droit international ou le droit international humanitaire. Le problème c’est que quelques heures après, parce que Benjamin Netanyahou a dit que le président Macron se trompait, on a dit de nouveau le contraire.
La première conséquence, c’est le fait que nous perdons une légitimité auprès des opinions publiques de ce qu’on appelle la « rue arabe », qui n’apprécie pas notre bipolarisme diplomatique.
Deuxième élément, la polarisation au sein de la société française. On voit bien que manifestation après manifestation, deux France s’affrontent. La France qui soutient la cause palestinienne et le droit à deux nations. Et la France qui dénonce l’antisémitisme, l’antisionisme, qui est une réalité. L’antisémitisme grandissant, il y a quand même 4300 actes d’antisémitisme identifiés, revendiqués depuis maintenant 40 jours, depuis que l’attaque du 7 octobre a eu lieu.
Et donc théoriquement, ce qui ne devrait pas être opposé, la solution à deux États et le soutien et le droit à Israël a aussi existé, est devenue une polarisation qui s’exprime, pour l’instant pas violemment, en tout cas oralement, violemment, sur les plateaux de télévision ou dans la rue.
Et puis le troisième élément, et je crois que c’est peut-être un élément le plus grave en profondeur, c’est que ce qui est supposé être notre voie diplomatique, nos ambassadeurs, notre outil diplomatique, le ministère des Affaires étrangères, ont signifié, et c’est un fait rarissime, je crois même que c’est la première fois que ça arrive, par une lettre qui a été rendue publique par le Figaro, par le biais de l’excellent collègue Georges Macbruno, une fronde d’ambassadeurs en expliquant au président Macron qu’il se trompe, que ses positions erratiques nous mettent en danger, et qu’accessoirement nous sommes en train de créer deux à trois générations de jeunes Arabes, de jeunes musulmans qui ne comprennent pas la politique française et qui nous le feront payer d’une manière ou d’une autre.
Soit en étant francophobes, soit en nous coupant notre relation historique que nous avons avec cette région, voire pire, en s’opposant frontalement à nous, comme la génération précédente de terroristes, à utiliser notre double langage sur la question libyenne, sur la question syrienne ou au Sahel.
La France fut très présente dans cette région au début du 20e siècle et essaie toujours d’être engagée dans la région. Quel rôle Paris est prêt à jouer dans la guerre entre le Hamas et Israël ?
Il faut tout d’abord rappeler notre responsabilité historique. Notamment le traité de Sèvres de 1920, la déclaration Balfour de 1917, le fait que nous ayons soutenu en parallèle l’idée de la création d’un foyer juif en Cisjordanie.
Et dans l’esprit et le soutien de l’initiative mue par le ministère des Affaires étrangères britannique de l’époque, leur Balfour, et puis les accords Sykes-Picot de 1916, ce qui préfigure ce qui va être réalisé en 1920, c’est-à-dire une double responsabilité, un double parrainage franco-britannique à travers des mandats assurants la stabilité de ce qui est l’actuelle Syrie, nord de l’Irak, et le Liban bien sûr en ce qui concerne la France. Et pour la Grande-Bretagne — la Palestine mandataire, une bonne partie du Golfe Persique, l’état actuel de l’Arabie Saoudite, et le sud-ouest de l’Irak. Donc, nous parlons d’une double responsabilité historique franco-britannique de stabilité du Proche et Moyen-Orient.
Mais notre responsabilité est aussi beaucoup plus récente. Nous avons été parmi les premiers à reconnaître en même temps la nécessité de dialoguer dans une logique d’espace politique sur la question des deux États. Par exemple, nous avons été les premiers à voter les résolutions onusiennes, notamment la résolution 181 de 1947 et la résolution 242 de 1967, qui a des moments de paroxysme stratégique fort, première guerre qui va suivre la création de l’État d’Israël en mai 1948.
Donc 1947 c’est l’idée qu’en Judée-Samarie il y aura bien deux États — un pour les Arabes et un pour les Juifs. Et en 1967, la nécessité de rappeler à l’État d’Israël qui venait juste de conquérir Jérusalem, qui venait juste de conquérir une partie du Sinaï et qui venait juste de récupérer un territoire qui ne lui appartient pas, qui appartenait à la Syrie, il fallait juste le rappeler que non, il y avait bien un plan de séparation où 44% du territoire de Judée-Samarie revenait au Palestiniens.
Et donc la France a soutenu mordicus, ces deux résolutions, comme elle a soutenu les 200 et quelques résolutions, qui évoquent la nécessité de tendre vers la stabilité et une paix.
La France a soutenu les accords de Camp David, la normalisation avec l’Egypte, les accords de Wadi Araba, les normalisations avec l’Arabie saoudite, peut-être un peu moins les accords d’Abraham, pour une raison conjoncturelle, c’est que c’était proposé par Donald Trump, et que c’était très compliqué de lui donner quitus, qui par ailleurs voulait faire la paix entre les Israéliens et les Palestiniens, sans les Palestiniens.
Et donc la France, en 1980 à la conférence de Venise, est le premier à affirmer parmi les Européens la nécessité de soutenir et de donner un statut à l’OLP. Nous avons reconnu l’OLP en 1974. Nous avons fait en sorte que l’OLP ait un statut d’observateur à l’ONU, à partir de 1984. Nous avons aidé à ce que Yasser Arafat ne soit pas éliminé par les Israéliens au Liban, en l’installant en Tunisie. Et ainsi de suite, nous avons soutenu la conférence de Madrid en 1991, les accords d’Oslo, etc. Donc, la France a toujours été finalement une puissance d’équilibre, une puissance médiatrice.
Actuellement, la France joue petit bras. Par exemple, une conférence humanitaire n’est pas une conférence de paix. Une conférence humanitaire appelant à un cessez-le-feu, appelant à une trève humanitaire n’est pas un cessez-le-feu, appelant à un accord de paix qui lui-même nécessitera d’impliquer plus que la France, plus que l’Union Européenne, mais la totalité de la Comité internationale de 1954 — les États des Nations Unies. On n’en est pas là, voire plus, on en est très loin.
Et je ne suis pas certain que la France ait encore les moyens d’entraîner l’Europe dans une position unitaire vis-à-vis de l’État d’Israël. Je voudrais évoquer la dernière résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui montre que les Européens ne sont pas unis et ne sont pas au diapason sur cette question.
Deuxième élément, il y a beaucoup à faire pour que la position française soit jugée crédible de part et d’autre. Premièrement, parce que nous avons soutenu que très mollement la position palestinienne, partant du principe que Mahmoud Abbas, et c’est une réalité hélas dramatique, n’est pas très légitime pour parler au nom des Palestiniens.
Notre difficulté, c’est que nous avons très peu de moyen de pression sur les Palestiniens. Mais nos moyens de pression vis-à-vis du Likoud et vis-à-vis d’Israël sont aussi faibles. Autant nous avons gardé des liens avec le Hezbollah pour des raisons propres à notre intérêt stratégique ou notre légitimité historique à essayer de sortir le Liban de l’ornière financière dans laquelle il est.
Et nous n’avons aucun lien avec le Hamas, puisque nous considérons le Hamas comme une organisation terroriste. Notre intérêt est en fait de soutenir les pays qui peuvent avoir une relation et avec le Hamas, et le djihad islamique etc. Et ces pays, en fait, se limitent à deux – la Turquie d’un côté et le Qatar de l’autre.
Nous essayons de dialoguer avec l’émir al-Thani au Qatar en essayant d’oublier que c’est lui qui finance le Hamas. Et nous avons beaucoup plus de difficultés à pouvoir nous rabibocher avec Erdogan, vu que nous sommes opposés à lui sur tous les autres conflits dans lesquels il y a des tensions, notamment la Libye, la Syrie, et singulièrement l’Ukraine, quand il fait le jeu de Moscou. Donc notre marge de manœuvre est très réduite.
Le terrorisme islamiste ainsi que la migration extra-européenne sont des défis importants pour Paris. Quelles sont les mesures prises par la France pour lutter contre le terrorisme et l’extrémisme au Moyen-Orient, et comment ces efforts s’alignent-ils avec la sécurité nationale française ?
C’est tout l’objet d’une réflexion qui est actuellement menée autour de la loi sur l’immigration. Je ne suis pas de ceux qui font le lien entre l’immigration et le terrorisme. Nous continuons à lutter contre le terrorisme. La DGSI a, je crois, mis en échec depuis les attentats du 13 novembre 2015, précisément 73 attentats ou projets d’attentats. Donc nos services sont efficaces.
Maintenant, malheureusement, l’assassinat de Professeurs, l’assassinat ou les tentatives d’attaques au couteau contre un certain nombre de ressortissants et un certain nombre d’actes antisémites motivés par l’opposition frontale, à la position française, de la question palestinienne, font que nous sommes dans unétat de faiblesse, d’affaiblissement ou de péril terroriste.
Jusqu’à présent, on avait eu tendance à dire que la question de l’instabilité au Sahel pouvait impacter sur la sécurité des ressortissants français en Afrique et en Europe. On avait surtout évoqué le fait que la menace terroriste en France était une menace projetée de jeunes concitoyens français, qui étaient partis faire le djihad en Syrie et en Irak.
On a surtout mis en avant la création d’un terrorisme endogène, inhérent aux carences sociétales ou au blocage du moteur républicain français, qui fait qu’il y a encore des zones d’exclusion dans notre territoire où un certain nombre de français se sentent moins français que d’autres.
Mais le phénomène de la revendication du djihadisme à travers la volonté de « libérer » Jérusalem et de revendiquer un combat idéologique et néanmoins mu par l’islamisme pour la libération de la mosquée Al-Aqsa est un phénomène qui est un petit peu récent. Les déclarations de l’État islamique évoquant la causalité ou le lien sur la Palestine remontent à 2021.
Quant au défi migratoire c’est un facilitateur ou un accélérateur. Premièrement, par rapport au flux de migrants qui transitent par les territoires européens, à travers l’Espagne, à travers la Tunisie et la Libye, ou à travers la Turquie et la Bulgarie. Entraîne automatiquement la nécessité de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’infiltrations de ces groupes terroristes. D’ailleurs, un certain nombre de pays sont beaucoup plus préoccupés que nous de cette question, alors que nous avons une tendance à minorer le phénomène.
Ensuite il y a un autre phénomène, qui est celui de l’utilisation pragmatique de l’arme migratoire comme un élément de pression sur nos propres politiques dans la région. Et là-dessus, la Turquie le maîtrise plus que d’autres. On l’a vu avec l’accélération de l’ouverture du robinet migratoire sur Lampédouza, sur Lesbos, et à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie. Mais on l’a aussi vu en Biélorussie, quand le président Loukachenko a fait exactement la même chose, vers la frontière vis-à-vis de la Lituanie et de la Pologne.
Il faut très bien comprendre que l’arme migratoire devient de facto une arme qui peut déstabiliser des sociétés, au même titre que le terrorisme a pour vocation de déstabiliser ou de déliter nos sociétés.
La guerre entre le Hamas et Israël a eu des répercussions sur le sol national français. Le nombre d’_actes anti-sémites a augmenté_ de manière significative. Comment pourriez-vous expliquer les clivages au sein de la société française ainsi qu’_au sein de groupes politiques (gauche/droite) ? Et quelles conséquences pour la France de cette extrapolation ?_
Au-delà du clivage au sein de la société française, il y a de plus en plus non pas un clivage entre la gauche et la droite, mais au sein des gauches et des droites. Et de ce point de vue, c’est apparu assez clairement, par exemple, entre la gauche du gouvernement, et la gauche plus radicale, qui pourtant avait été fédérée à l’occasion des dernières législatives autour de la NUPES.
Là, il y a un vrai hiatus qui s’est créé entre un Jean-Luc Mélenchon qui est souvent présenté comme laxiste par ses opposants, ou comme très tolérant vis-à-vis de ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme, dont un certain nombre de ses parlementaires, je pense notamment à Daniel Guiraud, ou Mathilde Panot, ou Danièle Obono, qui ne veulent pas reconnaître le caractère terroriste du Hamas, en utilisant des sophismes, en parlant d’actes de terreur. Qui va justement à l’encontre de la position officielle de la France, car le Hamas est considéré par les 27 pays de l’Union Européenne depuis 2001 comme une organisation terroriste.
En revanche, les Verts et le Parti Socialiste étant beaucoup plus modérés, et beaucoup plus prompts par exemple à dénoncer des actes d’antisémitisme. Ce que la NUPES avait refusé de faire sous prétexte que c’était une manifestation en faveur d’Israël ou diligentée par le CRIF et par conséquent de facto donnant l’impression de présenter comme une manifestation politique.
Et puis au sein des droites c’est pareil. Il y a une droite nationale ou une extrême droite qui paradoxalement devient, à mon étonnement, le meilleur porte-parole de la communauté juive en France. Et ce qu’ils dénoncent le plus c’est les actes d’antisémitisme. Quand on se souvient de ce qu’a été l’extrême droite française, par exemple ici on peut se souvenir des paroles de Jean-Marie Le Pen en 1986, en mettant en avant le fait que les chambres à gaz étaient un détail dans l’histoire, ou en minorant l’importance de la Shoah, ou en étant tout simplement antisémite, voire antisioniste, on a quand même un revirement de position absolument hallucinant.
L’extrême droite et l’extrême gauche sont par nature antisionistes, par contre l’antisémitisme qui est d’une certaine façon, je ne veux pas utiliser des mots trop abrupts, mais non critiqué comme elle devrait l’être, ni pas suffisamment critiqué par l’extrême gauche, en l’occurrence la NUPES, est quelque chose de très inquiétant parce que ça délite la société française.
Ce qu’on voulait éviter, c’est-à-dire une exploitation du conflit israélo-palestinien, est de facto en train de s’installer en France, face à face et non pas côte à côte. Et de facto, ce n’est pas la cause palestinienne contre la cause israélienne, ce sont les musulmans qui s’estiment légitimement reconnaissants dans l’idée de défendre la solution à deux États, et ce qui donne l’impression qu’en luttant contre la masse, on lutte contre la Palestine, et qu’on lutte contre l’idée même de ces deux États.
Même qu’un certain nombre de racistes politiques israéliens, qui de facto soutiennent parce qu’ils n’ont pas l’autre choix, parce qu’encore une fois il y a une différence de temporalité entre caractère tactique et militaire, et la déclinaison politique, qui malheureusement soutiennent Netanyahou comme la corde soutient le pendu.
Quel est le poids « de la rue » en France dans l’élaboration des politiques de l’État français à l’égard de la région, y compris dans le cadre de cette crise ?
Il faut dire, et je l’ai déjà évoqué que le poids de la rue n’est pas aussi important que ce qu’on appelle la rue arabe, où l’opinion publique importe beaucoup. Le roi Mohamed VI est président du comité Al-Qaeda au Maroc, il a normalisé ses relations avec l’État d’Israël à travers les accords d’Abraham, contre le souhait de son peuple. Forcément, il faut faire très attention, et il fait très attention, à être dans une politique mesurée. Ce qui devrait être notre cas également.
Le problème c’est qu’en France, à partir du moment où le Parlement ne joue plus son jeu de régulation, l’Assemblée ou le Sénat étant mû par des polarités d’une majorité sénatoriale qui n’est pas la majorité de la Chambre des députés, fait qu’il y a une opposition logique frontale entre les deux. Entre un président, Emmanuel Macron, qui veut mettre en avant l’unité nationale quand cela l’arrange, il veut mettre en avant le fait que les parlementaires doivent être unis pour soutenir sa politique quand cela l’arrange, et de l’autre, l’utilisation pour la 17ème fois de l’article 49.3 donnant l’impression que le choix et le vote des parlementaires importe peu et qu’il faut passer en force.
Je crois, et pour répondre de manière très synthétique à votre dernière question, qu’on ne peut pas parler au monde et on ne peut pas proposer des solutions de médiation, de facilitation, ou être un acteur désintéressé ou d’équilibre, et en même temps être critiqué parce qu’on ne le fait pas sur le plan national. D’un mot comme en mille, la politique étrangère décline de la politique intérieure.
Et si le premier d’entre nous, le président de la République, est critiqué parce qu’il ne nous mène pas à une politique de cohésion nationale, comment ensuite convaincre les autres de notre capacité à assurer la cohésion nationale dans d’autres pays ?
On ne peut pas prôner la démocratie, prôner l’alternance, et ne rien dire sur des pays en Afrique qui dépassent l’entendement quand ils remettent en cause la Constitution. On ne peut pas critiquer les coups d’État militaire parce qu’ils remettent en cause un processus politique inclusif et nous-mêmes être pris en défaut de ne pas mener cette politique inclusive, la réforme des retraites, les « Gilets jaunes », ou l’évitement de l’utilisation du Parlement.
Donc, en résumé, je crois qu’évidemment la France doit avant tout regarder, manier devant sa propre porte, pour employer une expression qui sait bien la situation, que le gouvernement français peut difficilement proposer des solutions crédibles si lui-même est pris en faute de cette crédibilité.
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