A dater du début de la guerre en Ukraine, la Turquie a opté pour un exercice d’équilibre délicat, qui semblait être une stratégie risquée, dans la mesure où Ankara a toujours soutenu l’Ukraine politiquement et militairement sans aliéner la Russie économiquement.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a constamment souligné qu’il était capable de servir de médiateur entre la Russie et l’Occident – et a souvent obtenu de précieuses concessions dans le processus. De nombreuses mesures prises par la Turquie auraient pu conduire à la destruction des relations entre Moscou et Ankara. La plus importante en est le changement de position de la Turquie concernant l’adhésion de la Suède à l’OTAN et la vente de drones par Ankara à Kiev auraient accru les tensions entre les deux pays. En plus de la libération par Ankara de cinq commandants du bataillon ukrainien Azov en violation d’un accord qui les obligeaient à rester là où ils se trouvent jusqu’à la fin de la guerre. Ce bataillon avait mené le combat pour défendre la ville de Marioupol, située sur la mer d’Azov, jusqu’à sa chute aux mains des forces russes en mai 2022. Date à laquelle un certain nombre de chefs du bataillon se sont rendus après être restés inébranlables pendant plus de 3 mois dans des tunnels et des abris sous l’usine sidérurgique Azovstal. Dans cette étude, nous examinons la politique la plus importante adoptée par la Turquie face à la crise en Ukraine, tout en analysant les raisons qui l’ont poussée à maintenir ses relations avec la Russie, sans pour autant violer ses obligations en tant que membre de l’OTAN. Et quels ont été les pertes et les gains que la Turquie peut obtenir grâce à sa politique?
Démontrer le rôle central de la Turquie au sein de l’OTAN:
Quoique la Turquie soit membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ses relations stratégiques avec la Russie la placent dans une position où elle peut jouer un rôle important dans la guerre en Ukraine, et Erdogan semble tenter de parvenir à un équilibre entre l’OTAN et la Russie, la Russie et l’Ukraine. Il est également possible de dire que les mesures prises par la Turquie aux côtés de l’Occident ont contribué à confirmer l’importance de celle là et son rôle central au sein de l’OTAN, montre également son influence, non seulement vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine, mais aussi au sein de l’OTAN, en tant que deuxième plus grande armée de l’alliance.
Les positions d’Erdogan ont suscité des critiques de la part des législateurs russes et des nationalistes radicaux. Vu que le président turc a publiquement indiqué que l’Ukraine méritait également de devenir membre de l’OTAN à un moment donné dans le futur. Il y a eu un certain nombre d’autres points de tension entre la Turquie et la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Même si seul le temps nous dira si les positions pro-occidentales de la Turquie ouvriront la voie à son adhésion à l’Union européenne, les attentes actuelles paraissent peu probables. Néanmoins, l’influence de la Turquie au sein de l’OTAN et son rôle croissant dans le conflit ukrainien renforcent la puissance d’Ankara. Alors que certains analystes estiment que le virage de la Turquie vers l’Occident est principalement dû à sa crise économique, il semble qu’elle en retirera également des avantages militaires.
Un jour après l’adhésion de la Suède à l’OTAN, les États-Unis ont annoncé que le transfert d’avions de combat F-16 vers la Turquie sera poursuivi. Toutefois, même si Ankara apparaît souvent comme un partisan de l’Ukraine, les États-Unis ont également imposé des sanctions aux partis turcs, accusés d’aider Moscou à contourner les sanctions américaines. Cela est apparemment dû au fait que la Turquie n’a pas rejoint la coalition américaine de sanctions contre Moscou depuis le début de la guerre. Pour l’essentiel, Poutine et Erdogan entretiennent des relations étroites. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que la coopération entre les deux pays se poursuit, malgré des divergences politiques évidentes, puisque la Russie et la Turquie ont toutes deux soutenu des parties opposées dans plusieurs conflits en cours, notamment en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh. Les analyses indiquent que Poutine considère Ankara comme un interlocuteur suffisamment digne de confiance pour aider à la médiation sur l’accord céréalier de la mer Noire avant que la Russie ne se retire de l’accord. En conséquence, Erdogan a également déclaré à Poutine en septembre 2022 que son pays était prêt à servir de médiateur dans les négociations sur la sécurité à la centrale nucléaire de Zaporozhye.
La Turquie a déjà négocié, en coopération avec les Nations Unies, un accord en juillet 2022 autorisant l’Ukraine à reprendre ses expéditions de nourriture depuis trois ports de la mer Noire. Dans le cadre de cette initiative, les inspections des navires et des marchandises en provenance de Turquie ont été supervisées et les navires ont navigué vers et depuis l’Ukraine. Près de 33 000 tonnes de céréales ont quitté l’Ukraine pendant la durée de l’accord. Le rôle d’Ankara était alors essentiel. Il semble nécessaire que la Turquie continue de parvenir à un équilibre délicat à la lumière de la crise économique actuelle, qui a conduit à sa dépendance croissante à l’égard des devises étrangères, dont la Russie est considérée comme une source importante. Naturellement, la Russie reconnaît également qu’elle a besoin des routes commerciales non traditionnelles proposées par la Turquie. Les analystes estiment donc qu’une détérioration majeure des relations entre les deux pays est peu probable dans un avenir proche.
En fait, il va de soi que Moscou comprend les obligations de la Turquie envers l’OTAN. Un porte-parole du Kremlin a souligné que la Russie ne se faisait aucune illusion quant aux responsabilités d’Ankara envers l’OTAN. La Turquie conçoit dans ce qui se passe la possibilité de devenir un centre potentiel d’exportation de gaz vers l’Europe, sur la base du refus turc de se joindre aux sanctions occidentales imposées à la Russie, et en marge du sommet régional qui a réuni les dirigeants des deux pays. au Kazakhstan, le 13 octobre 2023, Poutine a proposé à Erdogan la construction d’un gazoduc. Le nouveau gaz en Turquie pourrait approvisionner l’Europe en énergie russe après la perturbation des routes du Nord Stream dans la mer Baltique le mois dernier, transformant ce pays en un nouveau centre d’approvisionnement, dans une tentative de maintenir l’influence énergétique russe en Europe.
Ce projet fait de la Turquie un centre de transfert de gaz russe vers l’Europe, bénéficiant également du gazoduc TurkStream qui passe sous la mer Noire vers la Turquie. Grâce au fait que les approvisionnements en gaz naturel de la Russie vers la Turquie sont complets et réguliers. D’autant plus que Moscou a découvert qu’Ankara était le partenaire le plus fiable pour livrer du gaz à l’Union européenne, ce qui a encouragé Erdogan à construire un centre gazier international en Turquie. Dans le but de profiter de l’offre russe, qui constitue un objectif stratégique à long terme pour son pays.
Les intérêts de la Turquie sont de prolonger la guerre:
Plusieurs observateurs considèrent que la Turquie s’emploie activement à prolonger la guerre en Ukraine parce qu’une défaite ou une victoire russe dans la guerre ne sert pas les intérêts turcs. Une Russie complètement faible ne sert à rien quant aux profits de la Turquie, qui se rend compte que sa relation unique avec le Kremlin lui donne la capacité d’influencer ses alliés de l’OTAN. Pourtant, en maintenant la Russie occupée en Ukraine, la Turquie réduit sa capacité à exercer une pression économique ou à affirmer sa puissance dans la sphère d’influence turque dans les républiques d’Asie centrale. De plus, la Russie affaiblie aura moins de moyens de défier la Turquie dans de nombreux conflits. Les républiques d’Asie centrale sont parmi les endroits où la Turquie peut le plus gagner à la faiblesse de la Russie. Avec le début de la guerre, les pays de la région semblaient plus prudents dans la poursuite de leur attachement à la Russie, étant donné que la guerre et l’isolement économique occidental, les défis auxquels Moscou est confrontée minent son influence économique sur la région et affaiblissent son rôle de leader en matière de sécurité régionale, ouvrant la voie à d’autres concurrents géopolitiques, tels que la Turquie et la Chine, pour renforcer leur présence dans l’ancien espace soviétique. L’ambition d’Ankara de jouer un rôle de leader en Asie centrale et dans le Caucase s’est longtemps heurtée à l’hégémonie russe. Moscou n’a pas caché son opposition à la volonté turque d’établir une base militaire en Azerbaïdjan et considère avec méfiance l’Organisation des Etats turcs. Le site Internet russe Ritm Eurasia a déclaré : La Turquie s’efforce de former une union de pays turcophones semblable à l’Union européenne, grâce à une politique flexible par laquelle elle fournit son expertise et son soutien militaire à ces pays.
Le site Internet indique que la Turquie a fourni des drones militaires au Kirghizistan suite au déclenchement du conflit militaire frontalier avec le Tadjikistan, et que le Kazakhstan a annoncé l’importation de drones turcs. Les armées d’Asie centrale ont également reçu une formation dispensée par des entraîneurs turcs et Ankara a fourni un soutien sous forme de fournitures de munitions et d’armes.
La Turquie a l’opportunité d’obtenir le soutien américain dans ses efforts visant à étendre son influence dans les républiques d’Asie centrale, parce que cela affaiblit ses pays concurrents dans une région riche de biens, où l’intérêt mondial pour les pays d’Asie centrale augmente, compte tenu des crises économiques et sécuritaires que connaît la région, notamment la guerre en Ukraine. Un déclin des opérations militaires russes en Ukraine et l’émergence de cette dernière en tant que puissance militaire dotée d’une armée moderne et entraînée, contribueraient à dissuader la présence russe en mer Noire sans étendre la présence permanente de l’OTAN. Ce changement stratégique ferait également pencher la balance militaire en faveur d’Ankara en Syrie et en Méditerranée, où la Russie est également le rival stratégique de la Turquie.
La nécessité de poursuivre les relations avec Moscou:
Derrière sa politique non hostile à la Russie, la Turquie vise à gagner plus de liberté dans ses mouvements vers des dossiers régionaux d’intérêt commun, comme c’est le cas en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh. Ankara a pu signer, le 3 octobre 2022, un protocole d’accord avec le gouvernement d’union nationale sortant en Libye, dirigé par Abdul Hamid Dabaiba, relatif à l’exploration pétrolière et gazière en Méditerranée orientale.
En plus,Ankara besoin du feu vert de Moscou pour ses opérations en Syrie et en Irak contre les forces kurdes, qu’elle considère comme des groupes terroristes. Ces forces étant les alliés les plus importants des États-Unis dans la lutte contre l’État islamique. Erdogan cherche également à exploiter cette carte à un moment où les États-Unis et d’autres pays occidentaux ont besoin de la Turquie. La poursuite des relations avec Moscou atténue les répercussions négatives de la guerre en Syrie, dans la mesure où la présence russe en ce pays pourrait créer des problèmes pour la Turquie en déstabilisant les zones frontalières et en provoquant de nouveaux flux de réfugiés en provenance de Syrie. La Turquie entretient des relations commerciales étroites avec la partie russe, notamment avec le volume des échanges commerciaux entre les deux pays qui a doublé pour atteindre environ 30,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2022, contre environ 15,3 milliards de dollars au cours de la période correspondante de 2021. Les échanges commerciaux entre les deux pays se sont déroulés malgré les répercussions de la guerre en Ukraine et son impact sur la tension du trafic maritime dans la mer Noire qui les relie. La Russie est désormais devenue le plus grand fournisseur de marchandises du marché turc. Dépassant la Chine, qui était le plus grand fournisseur de la Turquie. Dans ce sens, la Russie a représenté 17 % des importations turques entre avril et juin 2022, contre une part de 10 % pour la période correspondante de l’année précédente, et la Turquie est également devenue une base pour réapprovisionner la Russie en marchandises qui doivent être importés de l’étranger, grâce à des moyens et des méthodes financières. Ce qu’Ankara suit dans ses relations commerciales avec Moscou, dans lesquelles elle ignore les craintes occidentales d’opposer son veto aux sanctions imposées à Moscou, justifiant que les flux de marchandises russes reflètent simplement un changement dans les structures commerciales entreprises légalement par le secteur privé.
Les risques potentiels:
La délicate politique turque à l’égard de la guerre en Ukraine comporte, en même temps, des risques pour la position et le statut de la Turquie dans les pays occidentaux. La coopération économique entre la Turquie et la Russie a permis d’apporter des solutions à court terme pour la Turquie, mais elle a laissé un impact négatif à long terme sur la perception de la Turquie par le public en Ukraine et en Occident. D’après un sondage réalisé par le New Europe Center, le niveau de méfiance à l’égard d’Erdogan parmi les Ukrainiens est passé de 19,5 % en 2021 à 46,6 % en 2022. De surcroît, l’approfondissement des liens avec l’économie russe pourrait entraîner la Turquie dans un « désastre économique ». Même si le commerce russo-turc doublera entre 2021 et 2022, pour atteindre 68,1 milliards de dollars, le plus grand marché de la Turquie reste l’Union européenne, avec des échanges commerciaux atteignant 196,4 milliards de dollars en 2022, faisant des relations d’Ankara avec ses partenaires européens une priorité essentielle.
Avec la continuation du pays à avoir besoin d’investissements étrangers importants et d’une aide à la reconstruction à la suite de tremblements de terre dévastateurs, la Turquie pourrait se trouver de plus en plus obligée de se ranger du côté de l’Occident, afin d’obtenir les investissements nécessaires pour sauver son économie en ruine. La Russie ne pouvant pas offrir grand-chose en matière de reconstruction.
Conclusions:
-La Russie demeure une source primordiale d’importations d’énergie, d’avantages économiques et de ressources financières pour la Turquie. Ces considérations ont grandement contribué à façonner le désir de la Turquie de maintenir ouverts les canaux de coopération avec la Russie.
-Quoi que les États-Unis et l’Europe aient parfois mis en garde contre les conséquences d’un commerce en plein essor avec une Russie de plus en plus sanctionnée, la Turquie a reçu les éloges de l’Ukraine et de l’Occident pour son refus ferme de reconnaître l’annexion illégale de la Crimée et son insistance sur l’intégrité territoriale de la Crimée et l’Ukraine dans les frontières de 1991. -La Turquie a déjà bénéficié de l’obstruction des opérations militaires en Ukraine. Elle a commencé à retirer la Russie du Caucase du Sud et à la remplacer progressivement comme partenaire de sécurité des républiques turques d’Asie centrale.
-L’emprise généralement faible de Moscou, de la mer Adriatique à la Grande Muraille de Chine, présente de multiples opportunités pour la Turquie qui vont bien au-delà des avantages d’accords commerciaux circonstanciels.
-Ankara a désormais réorienté sa coopération régionale des grandes idées nationalistes turques vers les projets d’infrastructures et d’énergie. Compte tenu de l’objectif de l’UE de dépasser la Russie dans les corridors pétroliers, gaziers et de transport, l’activisme régional de la Turquie sera probablement bien accueilli par l’UE et les États-Unis.
Sources:
- (Le Centre Soufan) localisation le 21 juillet 2023
- Site interrégional du 23 octobre 2022
- Associated Press News du 21 septembre 2023
- Site Internet du Conseil atlantique du 1er mars 2023
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